Marion Muller-Colard: L’écriture à la lumière des Ecritures
«Es-tu sûr de ton salut?» Non, ce n’est pas ainsi que Marion Muller-Colard adresse la parole à tout visiteur, la formule est celle de son arrière-grand-père lorrain Joseph Muller, prédicateur-paysan mennonite d’origine suisse alémanique. Mais ce n’est pas par cette lignée que la foi lui est venue : c’est par la porte du palier dans un immeuble de Valence. «Le protestantisme est entré dans ma vie par la voie sociale alors que la famille en était sortie, quelle ironie pour mes parents!»
Réfractaire à la rigueur de son milieu d’origine, son grand-père s’en arracha. Il fut pasteur de l’Eglise réformée de France, résistant, Juste devant les Nations. Et la génération suivante? Tous deux éducateurs spécialisés (lui dans la délinquance, elle dans le handicap), ni le père de Marion, affranchi avec effort de la religiosité ambiante, ni sa mère, de tradition familiale catholique mais athée et féministe, n’ont transmis à leurs deux filles la moindre culture religieuse.
Marion Muller-Colard est une pasteure et une écrivaine reconnue. A travers ses écrits, elle développe une forme d’expression personnelle de sa spiritualité. Son approche fait sa réputation. Son dernier ouvrage «Eclats d’Evangile» reprend un choix de 142 passages des Evangiles qu’elle a publié semaine après semaine, de 2013 à 2015, dans le journal français «Réforme». Les commentaires des textes bibliques, qu’elle analyse avec finesse et pédagogie, sont une sorte de «rumination de la Parole» qui nourrit ses réflexions sur le sens profond des Ecritures. Pour elle, Jésus-Christ se montre à nous le plus souvent d’une manière inattendue: il y a des «kaïros», à savoir des moments privilégiés de rencontre avec lui qui nous rendent libres parce que lui-même est libre. Avec cette liberté retrouvée, un horizon spirituel peut se déployer, traversé parfois d’un souffle mystique ou saisi par le prisme de la poésie. Ses réflexions font la part belle à la joie, à la paix et à la grâce des choses bienfaisantes. C’est que Marion Muller-Colard est à la fois une bibliste, une théologienne et une poète qui témoigne d’une vie spirituelle rayonnante et chaleureuse.
Jacques Perrier
Au cathé par désoeuvrement
A huit ans, enlevée à son paradis originel de «sauvageonne» dans la nature de la Drôme (une empreinte indélébile) par le déménagement de la famille en ville de Valence – «on ne pouvait plus sortir pieds nus et il fallait s’habiller convenablement» -Marion se lie d’amitié avec la fille des voisins de palier, qui l’accueillent chaleureusement. La culture littéraire de la mère, prof de Lettres, la stimule; la personnalité rayonnante et la bonté du père, pasteur, l’impressionnent, sans qu’il fasse quoi que ce soit pour la convertir. Si, à douze ou treize ans, elle accompagne sa meilleure amie au catéchisme protestant, c’est parce que, sans elle ses mercredis après-midi sont fades. Malgré la bande de copains pour qui «l’imaginaire galopant» de Marion invente sans cesse des jeux et des scénarios.
Au catéchisme, elle ne trouve ni théorie ni endoctrinement mais des discussions sur les sujets qui préoccupent les jeunes. Par exemple? Marion s’interroge sur le suicide lorsqu’une amie de sa grand-mère met fin à ses jours. Cette atmosphère de recherche en commun convient à son esprit indépendant et critique, à son besoin d’autonomie et d’initiative. «Je n’ai pas été convertie en trois secondes, ça a été un long processus, avec un fort aspect littéraire aussi. Notamment Victor Hugo ; et le Livre de Job – d’ailleurs je suis sûre qu’il a été écrit pour le théâtre…»
La rencontre du pasteur Antoine Nouis lui procure ancrage et compréhension de ce que le christianisme peut signifier. Plus de vingt ans après, cet accompagnement spirituel se poursuit aujourd’hui sur le mode amical.
A 18 ans, «émancipation complète en un mois!» Elle reçoit le baptême, passe le permis de conduire, réussit le bac et part pour l’Alsace. Acceptée en hypokhâgne pour préparer une grande école, Marion Muller terrasse son prof de philo, communiste et agnostique, en lui annonçant qu’elle renonce à cette voie royale pour aller étudier la théologie à Strasbourg. Histoire de s’y frotter durant une année, avant, croit-elle, d’étudier la littérature allemande. On est en 1996.
Douze ans plus tard, à ses trente ans, le bilan est étonnant. Tous les diplômes universitaires requis et un doctorat en théologie, avec une thèse sur Job. Ainsi qu’une année d’études juives et d’hébreu à Jérusalem, où elle est entrée en connivence avec des catholiques progressistes qu’elle taquine en les nommant «réformateurs»... Et puis deux fils, et ensuite un mariage civil.
un arc-en-ciel parfait
L’étudiante pensionnaire du Stift, l’institut universitaire protestant de Strasbourg, y a rencontré Samuel Colard, musicien, fils de pasteur et «un vrai agnostique». Même s’il a dit récemment à sa femme qu’à force de l’écouter, il est devenu sympathisant du Christ. «Je pense que tout ce qui est de la transcendance, il le vit par la musique. Notre rencontre est basée sur toutes ces analogies que nous découvrons entre ce qu’il vit à travers la musique et ce que je vis à travers l’écriture et l’Evangile. J’aurais bien aimé me marier à l’église. Mais ça n’aurait pas eu de sens pour moi puisque ça ne faisait pas sens pour Samuel.»
C’est donc uniquement à la mairie que cela se passe, en 2008, en présence de Manolin, quatre ans, et de Félix, deux ans, à peine sorti de la longue lutte contre les séquelles de la maladie qui faillit l’emporter à l’âge d’un mois. «Comme une fête de résurrection.» C’est ce jour-là qu’elle vit «un arc-en-ciel complet… un cercle parfait!»
Un nouveau-né qui frôle la mort : cette expérience traumatique inspirera par la suite à Marion Muller-Colard L’autre Dieu. Sous-titre : La plainte, la menace et la grâce… le Livre de Job y est central. La conjonction de la connaissance théologique, du vécu intime, de la réflexion philosophique et du talent d’écriture vaut à ce livre deux prix et propulse son auteur dans le cercle restreint des écrivains protestants à succès.
L’écriture, depuis toujours
Auparavant: suffragance en paroisse, en Alsace, puis sept années d’aumônerie en hôpital, à Mulhouse: Marion Muller-Colard peut bien dire qu’elle n’est plus théologienne puisqu’elle n’a pas poursuivi de recherche après son doctorat, elle est en tout cas pasteure jusqu’en 2013. Mais à mi-temps seulement, car elle veut non seulement s’occuper de ses fils, mais aussi écrire.
Elle a toujours écrit, dit-elle, dès l’enfance. A dix ans, elle est lauréate du concours francophone de poésie – en même temps que sa grande-tante lausannoise Lily Balmer. Elle a fait du théâtre aussi, et de l’animation de jeunesse; de fil en aiguille, elle a publié dans des journaux des histoires pour les enfants. Un premier livre, Prunelle de mes yeux, est édité par Gallimard Jeunesse. Suivront deux «Petits Platons», Le petit théâtre de Hannah Arendt et Le professeur Freud parle aux poissons, ainsi que Bouche cousue, roman pour les jeunes. Tout cela en jonglant entre vie de famille et métier, en aménageant la cabane de montagne que Samuel et elle ont acquis dans un coin perdu et difficilement accessible. Elle y a désormais sa chambre à elle, pour écrire, et s’y consacre depuis qu’elle a quitté l’aumônerie pour vivre de sa plume.
Marion Muller-Colard se raconte ainsi, avec humour et sans retenue apparente, se dit plutôt compliquée (ce qui n’apparaît pas dans la conversation…) et «pas constante dans mes humeurs. Mais joyeuse!», enchaîne-t-elle aussitôt, «et socialement, ça recouvre tout le reste.»
Joie et intranquillité
La joie! Clef de voûte de son caractère. «Mon groupe électrogène de secours! La joie me remet en mouvement quand je me sens totalement en panne. Ma foi est liée à cette joie. Je les avais les deux de naissance. La foi s’est perdue un moment, par identification à mes parents et surtout faute de transmission; la joie est restée.»
Et c’est ce que ses enfants, notamment, perçoivent: «incapable de fabriquer du chrétien», elle ne leur transmet pas de notions religieuses mais seulement la joie que lui procurent la Bible et sa foi. Lorsqu’elle pétille, ses fils s’enflamment – fût-ce pour l’apprentissage de l’allemand.
Ce n’est pas par hasard qu’elle a publié L’intranquillité (Bayard, 2016): «La voie de l'intranquillité s'est imposée à moi par la force des choses. Par la force crue de la vie, qui ne prévient de rien, qui exige de nous que nous épousions à chaque instant la courbe indéchiffrable de notre imprévisibilité. (…) Si l'inquiétude, la curiosité, l'interrogation voire le doute, étaient les vrais moteurs de toute existence humaine en recherche?»
Sous ses airs très sociables, parfaitement affable et souriante, Marion Muller-Colard recèle non seulement l’esprit inquiet – au sens premier de «qui ne connaît pas la quiétude» - mais aussi la sauvageonne de son enfance, durement confrontée aux convenances et codes sociaux. «Plus je vieillis, plus je retourne vers cette partie un peu sauvage, et ça a contribué au choix de notre maison isolée.» Une partie aussi de sa décision de se consacrer à l’écriture, activité solitaire.
Jubilation biblique
Mais la raison essentielle, c’est qu’elle se sent fondamentalement vouée à la langue, au pouvoir du verbe. «Je ne peux plus démêler l’écriture de la foi – en tout cas de ma jubilation biblique.» Elle s’enflamme sur la beauté littéraire du Livre de Job. Peut-être plus immédiatement perceptible encore pour un lecteur incroyant, note-t-elle, car il pose beaucoup de problèmes aux croyants…
Sur cette pirouette qui n’en est pas une, elle s’en va à la rencontre de son public. Un texte à la main, avec le trac. Notamment parce qu’elle connaît l’importance de la métacommunication. «J’ai écrit seule face à ma montagne, mais le public va me renvoyer autre chose que ma montagne, et finalement le maître sera l’instant, avec ces corps et ces visages… il faut accepter de ne plus être en position de contrôle.»
Et même, comme l’aumônier qu’elle fut, accepter de «perdre ses repères pour s’articuler sur les enjeux des autres». Elle cherchait tout à l’heure, à propos de la joie, une citation de Bernanos. «Etre capable de trouver sa joie dans la joie de l'autre; voilà le secret du bonheur.»
Ecritures et écriture
«Ecrire, c’est avoir une double précédence : celle qui vous pousse dans le dos et celle qui fuit devant vous, éloigne l’horizon et vous fait écrire à perdre haleine. J’écris avec le désir d’attraper cette apparition qui éloigne les limites de ma vision, du réel peut-être même; et je sais deux choses : je dois brûler d’attraper cela et je mourrais si j’y parvenais. Mourir d’ailleurs n’est peut-être pas autre chose : s’aligner sur les défricheurs d’horizon. L’écriture comme les Ecritures sont gardiennes de l’Innommable.
(…) J’aime que nous désignions la Bible sous le terme « les Ecritures ». D’une part, cela rend justice au pluriel de la bibliothèque que désigne le mot Bible, disant que ce livre est une réunion de livres et que là bruissent mille voix sans doute étonnées de l’acoustique singulière que la multitude confère à chacune. D’autre part, dire « écritures » plutôt que « livre » met l’accent sur le geste plus que sur l’objet. Sur l’intention plus que sur le résultat. Dire « les écritures », c’est dire un processus encore à l’oeuvre, un mouvement perpétuel. Cela me paraît être une hospitalité sensible à l’Evangile, hospitalité au lecteur, partie prenante du mouvement perpétuel des écritures, invitation dans le geste d’écrire cette histoire folle qui est incroyablement la nôtre.»
Bio-express
1978. Naissance à Marseille.
1998 Rencontre Samuel Colard à Strasbourg.
2004 Naissance de Manolin, suivi de Félix en 2006
2007 Aumônerie hospitalière, jusqu’en 2013
2011 Prunelle de mes yeux (Gallimard), roman pour adolescents.
2014 L’Autre Dieu. La plainte, la menace et la grâce (Labor & Fides), Prix Ecritures & Spiritualités et Prix Spiritualité d’aujourd’hui
2016 Le Complexe d’Élie (Labor & Fides)
2017 Emission 2017 après Jésus-Christ, France 2. Se poursuit en 2018.
2018 Nommée au Conseil consultatif national d’éthique, prestigieux think tank de la République française.