Les autochtones, experts de la réparation
Lorsqu’on le rencontre, à Evian, en plein hiver, Txana Ibã Huni Kuin paraît un peu fatigué: voilà plusieurs semaines que ce jeune responsable d’une communauté de l’ethnie amazonienne des Huni Kuin parcourt l’Europe pour alerter sur la destruction de son environnement: la forêt amazonienne. Ce soir-là, la Fondation suisse Planeta s’est jointe à l’événement auquel il participe.
Son peuple, les Huni Kuin, compte 18'000 personnes réparties sur différents territoires, sur une surface d’environ 600'000 hectares, soit sept fois la Suisse, aux confins du Brésil, là où le pays est frontalier du Pérou et de la Bolivie. Loin de ses terres amazoniennes, Ibã Huni Kuin a participé en Europe à des dizaines de conférences-débats, et même à des cérémonies de pardon organisées par Floresta TV. Ce média en ligne vise à donner aux peuples amazoniens les outils pour se faire connaître du reste du monde. En novembre, lors d’une conférence dans la Drôme, des Européens se sont rassemblés autour de lui, présentant des excuses à son peuple pour la colonisation et l’exploitation des terres en Amazonie.
«Leader du temps nouveau»
A 25 ans, le jeune leader prend sa tâche très au sérieux. Il a été désigné par sa tribu comme «leader du nouveau temps». «Ma communauté attend de moi que je fasse le pont avec le monde moderne, le monde occidental. Ma mission est d’améliorer les possibilités d’échanges entre les personnes de ma communauté et celles, en Occident, qui souhaitent développer leurs connaissances, leur savoir-faire, rassembler leurs talents pour réaliser des actions urgentes pour sauver l’Amazonie.»
Dans son rapport de 2019, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) rappelle qu’«au moins un quart de la surface terrestre émergée est possédée, gérée, utilisée ou occupée traditionnellement par des peuples autochtones». Ces espaces, s’ils se dégradent moins vite qu’ailleurs, «subissent une pression accrue», tout comme les savoirs qui permettent d’en assurer la gestion. L’extraction minière, la déforestation et le développement d’axes de transport sont les principales menaces. L’institution internationale souligne cependant qu’il est «possible de conserver, de restaurer et d’utiliser la nature de manière durable et, en même temps, d’atteindre d’autres objectifs sociétaux à l’échelle mondiale». Parmi les nombreuses mesures préconisées? «Promouvoir les sciences et les savoirs autochtones et locaux.»
Des droits pour la nature
S’inspirer des savoirs autochtones pour réparer la nature? Nombre de militant·es environnementaux·ales ont compris que ces peuples ont une longueur d’avance dans la lutte pour la défense de leurs territoires. En Europe, certain·es s’appuient par exemple sur les initiatives de peuples premiers visant à donner des droits à la nature, comme l’observe Jean Chamel, chercheur en anthropologie à l’Université de Lausanne, qui a suivi différentes initiatives au cours d’une recherche sur les cérémonies d’interaction avec des êtres non-humains pratiquées au sein de ces réseaux. Donner une personnalité juridique à un lac, à une rivière ou à une montagne est évident pour des peuples dont les croyances sont étroitement liées à ces lieux. Ici, «cette cosmogonie autochtone est parfois romantisée par les militants environnementaux».
La démarche montre ses limites sur le plan juridique. Mais elle a une utilité: «promouvoir un autre rapport à la nature et questionner la manière dont le droit est anthropocentré», observe Jean Chamel. Le risque à s’inspirer de traditions autochtones est toujours de les essentialiser: si ces populations ont conservé un lien étroit avec la nature, tous leurs représentants ne possèdent pas une sagesse «innée». C’est parce qu’ils ont vu leur environnement menacé – alors qu’ils en dépendent directement pour leur survie – qu’ils ont développé des stratégies de défense.
Rachat de terres
Lorsqu’on lui demande comment il souhaite aujourd’hui protéger les terres de sa communauté, Ibã Huni Kuin souligne deux aspects. La propriété foncière, d’abord. «Pour nous, la forêt, la terre, sont sacrées, source de médecine, de vie spirituelle et de ressources énergétiques. Mon grand-père avait déjà tenté un rapprochement avec les hommes blancs, pensant qu’ils comprendraient cette richesse. Cela a été un échec. Il a alors entrepris le rachat de territoires. C’est un cas rare, une situation exceptionnelle pour notre peuple et une chance.»
7'000 hectares ont ainsi été acquis. Dans cet espace, une partie des Huni Kuin vivent «en connexion» avec «la Mère Nature». Un lien qui, selon le jeune leader, passe par «des chants, des danses» et une connaissance accrue de ce milieu. «Nous avons des milliers de chants pour chaque émotion, et des plantes pour chacun de nos besoins, c’est la chose la plus évidente du monde pour nous de les utiliser.» D’ailleurs, lorsqu’il voyage, Ibã Huni Kuin embarque toujours ses plantes dans ses valises et les utilise pour tout: le bain, le repas, le thé… Tout comme il n’oublie jamais sa flûte, pour entamer des chants!
C’est la seconde piste que poursuit le chef amazonien: partager ce savoir-faire et cette culture si riche avec le reste du monde. Sur son territoire est né un centre de formation des peuples indigènes. Là, «nous nous formons à l’agroforesterie, nous associons nos savoirs traditionnels aux connaissances du monde moderne, pour enseigner par exemple comment dépolluer les rives d’un fleuve. Ce sont ces méthodes qu’on aimerait partager largement». Son rêve? Faire connaître les plantes qu’il utilise au quotidien à travers des shampooings ou des huiles essentielles, aux propriétés aujourd’hui reconnues.
S’appuyer sur des études scientifiques serait-il un atout pour cette démarche? Lorsqu’on évoque la manière dont la science, petit à petit, démontre les propriétés de certaines plantes, Ibã Huni Kuin rétorque tout de go: «Par le passé, on nous a massacrés pour avoir avancé les pouvoirs de ces végétaux.»
(Traduction lors de l’entretien : Mathilde Everaere, Floresta TV)