Federer est-il le Jésus des Suisses? Une bédé humoristique l’affirme
, «La Revue Suisse»
Meilleur tennisman de tous les temps, joueur au style et à la grâce incomparables, sportif résilient, athlète fair-play, champion serein, mais capable de pleurer de joie, père et mari exemplaire. Les qualités prêtées à Roger Federer sont innombrables et on se demande à chaque nouvelle victoire comment la presse pourra encore développer de nouveaux superlatifs à son sujet. «On n’ose plus rêver en Suisse, nous sommes trop bridés, mais avec Federer on peut se laisser aller, c’est Dieu!», déclare sans ambages Gérald Herrmann. Dessinateur de presse à «La Tribune de Genève», il a rédigé le scénario d’une bédé satirique et délirante: «Rodger, l’enfance de l’art», avec des dessins de Vincent di Silvestro.
Dans cet ouvrage de 80 pages, publié au printemps, on suit le jeune Federer de sa naissance jusqu’à son sacre mondial chez les juniors, à Wimbledon «en juillet de l’an 16», soit en 1998. «Comme Borg, Roger était colérique, il pleurait de rage après les matches perdus, mais on ne sait pas grand-chose de son enfance», rapporte Herrmann. Le Genevois fait dépuceler son héros par Martina Hingis, star mondiale du tennis à 16 ans. «Il accède à tout ce qu’il y a de plus haut», commente ce fanatique de Rodger, qui se dit obligé d’aller se réfugier aux toilettes quand son héros joue contre Nadal. «Nous sommes 8 millions en Suisse et 8 milliards sur terre, or voilà que notre pays s’offre un champion de cette classe, qui bat tous les autres et qui reste au plus haut niveau très longtemps», détaille le dessinateur de presse. Un autre héros helvétique serait-il comparable à «RF»? Quid de Bernard Russi, par exemple? «On en est fiers, mais il n’y a pas et de loin la même dimension internationale», tranche Herrmann.
Federer et son faux frère jumeauPour qui connaît imparfaitement la vie de Roger Federer, la bédé des deux Romands fonctionne comme un long quizz. «Rodger», a-t-il perdu un frère jumeau en naissant, qui serait devenu le double de lui-même quand il joue? Son père, Robert, fut-il réellement champion suisse de Hornuss? La réponse est non, mais le récit reste plausible. Celui-ci est truffé d’inventions mythologiques, comme celle qui veut que la future mère du champion — qui est bien sud-africaine d’origine — ait rendu visite à Nelson Mandela en tant que déléguée du CICR. Et le héros de lui conseiller de quitter ce pays raciste. «Tout est faux naturellement, sauf les épisodes avec Jésus», indique la quatrième de couverture de l’ouvrage.
D’où sont issus les super pouvoirs de «Rodger»? Telle est la question centrale de cette bédé. Certes, une partie de la force du champion viendrait de ce que son père, employé dans l’industrie pharmaceutique, soit tombé un jour à Bâle dans une cuve remplie d’un cocktail destiné à l’armée suisse. Mais l’explication centrale est autre: Dieu lui-même aurait enjoint Jésus de lui trouver un successeur (voir encadré ci-contre). C’est ce message qui s'est révélé à Robert dans les toilettes du club suisse de tennis de Johannesburg, club qu’il a effectivement fréquenté avec sa future femme, Lynette Durand.
Des scènes supprimées et un envoi en Ohio«Rodger, l’enfance de l’art» a-t-il été lu par le principal intéressé? Herrmann avoue que ses contacts dans le métier ne lui ont pas été d’un grand secours pour atteindre Roger. La bédé a été envoyée auprès du management de la star, en Ohio. «I’ll be so happy!», a commenté au téléphone une personne du secrétariat, indiquant que l’ouvrage avait bel et bien été transmis au champion. «Je suis sûr qu’il aura lu la bédé et qu’il ne l’aura pas aimée», angoisse Herrmann, qui a d’ailleurs supprimé certaines scènes de son scénario sur les conseils d’une autre star, issue cette fois du barreau genevois.
«Roger Federer est plutôt une sorte de saint»Le sportif le plus aimé des Suisses est-il divin? C’est la question que la Revue Suisse a posée à deux théologiens fans de sports.
Le Genevois Denis Müller a rédigé «Le football, ses dieux et ses démons». Le Vaudois Olivier Bauer est l’auteur d’un ouvrage sur la religion vouée aux hockeyeurs des Canadiens de Montréal par ses supporters. Que pensent-ils de cette bédé, où Roger Federer est prédestiné à une carrière surnaturelle? «Tout cela est amusant, commente Denis Müller, mais guère crédible. Federer est un champion exceptionnel, mais qui s’est construit patiemment lui-même, avec des hauts et des bas. Il est le résultat d’un apprentissage, d’un don et de circonstances».
«Il n’existe pas d’Église Federer, mais de Maradona, si»
Le professeur honoraire de l’Université de Genève place l’amour fou porté par le public au tennisman au registre de la «quasi-religion, qui est une imitation de la religion, et qui reste à distance de la vraie religion (…)». «Il n’existe pas d’Église Federer, mais de Maradona, si, s’amuse le professeur Olivier Bauer, qui rappelle que le but du tennis est la victoire, donc l’écrasement de l’autre, et que Roger Federer est un produit destiné à remporter de l’argent, ce qui ne sont pas les buts d’une religion.» Le théologien relève en outre le caractère démesuré des gains réalisés par les stars du tennis. «Qu’une seule personne accumule autant d’argent constitue une injustice fondamentale.»
Un modèle d’helvétisme
Les aspirations religieuses des Helvètes seraient-elles sublimées dans l’amour de ce sportif, présenté humoristiquement comme le successeur de Jésus. «Jésus est mort sur une croix à 33 ans, répond Denis Müller, et ses exploits étaient d’ordre linguistique ou thérapeutique. À 36 ans, Federer se prépare une deuxième carrière plutôt qu’une résurrection». L’éthicien rappelle que le tennisman est déjà tombé plusieurs fois. «Il a eu une mononucléose et il échoue parfois devant un joueur mal classé! En fait, Federer nous encourage à être meilleurs, à mieux défendre notre pays, mais tout le monde sait bien qu’il n’a rien d’un Dieu. En théologie, on ne confond pas Jésus de Nazareth avec Dieu lui-même, même en théologie trinitaire, le Christ est le fils de Dieu, le crucifié.»
Olivier Bauer dit qu’on peut interpréter la figure du tennisman suisse avec des instruments théologiques, mais sans appeler au divin. Il rangerait plutôt Federer du côté des saints. «C’est un homme idéal, un modèle à suivre, dans un moment historique où les gens communient dans le sport, alors que par le passé on le faisait plutôt lors de rassemblements patriotiques, comme les fêtes de lutte, ou à l’Eglise.» Le sportif bâlois serait en plus un modèle parfait d’helvétisme. «Il est très consensuel, un peu à l’image de Bernard Russi. Certains aimeraient d’ailleurs que la Suisse reste comme Federer, qu’elle ne fasse pas trop de bruit.»
«Rodger, l’enfance de l’art»,
éditions Herrmine, 2018, 80p, 24fr80.