«Je crois en l’existence d’une réalité apparente que nos sens perçoivent de manière imparfaite»
Photo: Trinh Xuan Thuan © Patrick Gilliéron Lopreno
, reformes.ch
Trinh Xuan Thuan, vous êtes un astrophysicien qui a passé une bonne partie de sa carrière le nez rivé sur un télescope. Mais vous êtes aussi un essayiste dont les ouvrages sont lus par un large public. Comment expliquez-vous votre succès?
Effectivement, mon premier livre, «Mélodie secrète» (Fayard, 1988, ndlr) a très vite trouvé son public. Au début, j’étais un peu étonné. Avec le recul, je pense que cela s’explique assez facilement: l’espace fascine tout le monde. Le télescope Hubble ou, plus récemment, la sonde spatiale Cassini qui a plongé vers Saturne font l’objet d’une couverture médiatique sans précédent! Il faut dire que l’on tire des images extraordinaires de ces observations ou de ces missions. C’est très esthétique et cela parle aux gens. Mais il y a aussi autre chose: l’espace nous renvoie à l’infini. N’importe quel être humain s’est un jour tourné vers le ciel et a éprouvé une sorte de vertige. J’ai donc la chance de mener des recherches dans un domaine des sciences qui parle au public. Nous autres, astrophysiciens, sommes en quelque sorte plus chanceux que nos collègues qui explorent l’infiniment petit. Nos vertiges et nos interrogations sont plus faciles à appréhender, notamment grâce aux images que nous tirons de nos observations. Notre champ d’investigation est également occupé par une culture plus populaire qui se traduit par des livres et des films de science-fiction prenant souvent en compte l’actualité de notre recherche avant d’extrapoler et de la placer dans un univers futuriste.
Comment devient-on astrophysicien? Par hasard? Par envie?
Je me destinais à des études de physique. Mon modèle était Einstein et mon intérêt était surtout tourné vers l’infiniment petit. J’ai étudié à l’Ecole polytechnique de l’Université de Lausanne (l’ancêtre de l’EPFL, ndlr). Je ne vous cache pas que c’était un deuxième choix. Je voulais effectuer des études à Paris, mais cela s’est avéré impossible: en 1966, le gouvernement sud-vietnamien coupe les ponts avec la France suite à des déclarations de Charles de Gaulle sur la situation politique au Viêt Nam. Je me suis donc replié sur Lausanne, mais à cette époque, l’EPUL mettait plutôt l’accent sur la recherche appliquée et cela m’intéressait moins. Et puis les hivers sont difficiles ici! J’ai donc poursuivi mes études en Californie, à Caltech. A l’époque c’était un campus en pleine ébullition. Des physiciens renommés aux profils différents y enseignaient et menaient leur recherche. Les spécialistes de l’infiniment petit et de l’infiniment grand travaillaient ensemble dans la même université. Un de mes professeurs m’a emmené observer le ciel. On trouvait alors à Paloma le plus grand télescope en fonction. J’étais alors un jeune homme de 19 ans encore un peu à la recherche de sa discipline et cela m’a durablement marqué. Au lieu de me consacrer à l’étude des particules, j’ai fait une thèse en astrophysique. Je n’ai jamais regretté ce choix!
Concrètement, comment travaille un astrophysicien ?
Nous sommes de recueilleurs de lumière. L’astronomie est l’un des rares domaines scientifiques où on ne peut pas faire d’expériences à proprement parler. On ne peut pas recréer le big bang dans un accélérateur ni concocter des étoiles dans des éprouvettes. La lumière est l’unique lien qui nous lie au cosmos, notre objet d’étude. Elle se déplace à 300’000 kilomètres par seconde. C’est rapide, mais à l’échelle de l’univers, c’est une vitesse de tortue. Cela signifie que nous observons toujours l’univers avec un peu de retard.
Les astrophysiciens seraient donc un peu les historiens du cosmos ?
Absolument. J’observe le passé quand je plonge un oeil dans un télescope! Il y a une seconde de décalage entre la terre et la lune. Avec le soleil, on est déjà à huit minutes. Et cela prend d’autres proportions quand on se penche sur la galaxie la plus proche, Andromède. Le décalage est alors de 2,3 millions d’années. Cela signifie que la lumière que l’on reçoit en provenance de cette galaxie correspond au moment où les premiers bipèdes ont commencé à se déplacer dans la savane africaine. Plus on voit loin, plus on voit tôt. Et plus on voit tôt, plus on remonte le fil de l’histoire du cosmos.
Et c’est en remontant ce fil que vous avez acquis la conviction que l’univers a un sens. Comment s’articule cette conviction par rapport à votre approche scientifique?
Les propriétés de l’univers dépendent d’une quinzaine de constantes, des règles qui ne souffrent aucune exception. Il y a par exemple la vitesse de la lumière ou encore la constante de Planck qui fixe la taille des atomes et la masse des protons. Ces normes physiques déterminent toutes les propriétés de la nature. On peut les mesurer en laboratoire. Si les conditions initiales de ces constantes physiques sont modifiées, il n’y aurait pas d’étoiles et sans étoile, pas de conscience dans l’univers. Tout cela relève de la science. Il n’y a aucun préjugé métaphysique sur ces éléments qui font consensus au sein de la communauté scientifique. A partir de ce constat, il me semble qu’on peut déceler deux perspectives qui relèvent de la métaphysique. Nous pouvons penser que notre existence relève du hasard. Nous serions en quelque sorte tombés sur le billet gagnant du grand loto de l’existence. On trouve parmi les tenants de cette hypothèse le biologiste Jacques Monnot ou le physicien Steven Weinberg pour qui plus on comprend l’univers et moins il a de sens. Je ne partage pas cette perspective pessimiste et désespérante! J’estime au contraire que nous sommes le fruit d’une nécessité et que l’univers semble avoir été réglé de manière extrêmement précise pour l’apparition de la vie et de la conscience. Je soutiens l’existence de ce que certains appellent le principe anthropique.
D’un point de vue étymologique, parler de principe anthropique pourrait signifier que l’univers a été créé pour permettre l’existence de l’homme, que l’être humain constitue la forme la plus aboutie de la vie. N’est-ce pas une forme d’anthropocentrisme?
Oui, certainement! Je pense qu’on a de la peine à se débarrasser de notre ego humain. On s’imagine toujours au centre et c’est une erreur. Dans le fond, je préfère parler du principe de complexité que du principe anthropique. Ce qui compte c’est l’apparition d’une forme de conscience. Si le principe est correct, il doit sûrement y avoir une autre forme de vie et de conscience dans l’univers… Donc E.T. pourrait aussi faire l’affaire, à mon sens ! Je ne crois pas non plus en l’existence d’un Dieu barbu et personnifié qui aurait créé ex nihilo notre univers et qui poserait un regard jugeant et attentif sur les affaires des hommes. J’adhère plutôt à l’idée d’un principe ordonnateur. Je crois en une certaine forme de panthéisme, celui de Spinoza ou d’Einstein.
Vous avez choisi l’astrophysique un peu comme on entre en religion?
Oui il y a de cela. A travers l’astrophysique, je poursuis une quête de sens, une recherche de vérité. En tant que bouddhiste, je crois en l’existence d’une réalité apparente que nos sens perçoivent de manière imparfaite. Si on veut aller plus loin, je pense qu’il y a une réalité ultime que la science, mais aussi l’art ou la littérature peut nous aider à percevoir, à découvrir.