Michaël Levinas: «La Shoah ne peut en aucun cas être mise en relation avec la Passion»

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Michaël Levinas: «La Shoah ne peut en aucun cas être mise en relation avec la Passion»

Laurence Villoz
7 avril 2017
Le compositeur juif Michaël Levinas a réalisé le tour de force de composer une passion pour les 500 ans de la Réforme protestante
Sa création, «La Passion selon Marc. Une passion après Auschwitz» sera interprétée pour la première fois, le mercredi 12 avril, à l’église Saint-François, à Lausanne. Interview.

Photo: Michaël Levinas

Compositeur et pianiste français, né à Paris en 1949, Michaël Levinas est connu, entre autres, pour son interprétation de l’intégrale des Sonates de Beethoven et ses créations contemporaines comme «Le Petit Prince» représenté à l’opéra de Lausanne en 2014 et «Les Nègres», interprété en 2004, au Grand Théâtre de Genève. Mandaté par l’Association «Musique pour notre temps», soutenue par l’Eglise évangélique réformée du canton de Vaud (EERV), cet artiste vient de terminer la création de «La Passion selon Marc. Une passion après Auschwitz» qui sera jouée pour la première fois, le 12 avril, à Lausanne, dans le cadre des festivités pour le Jubilé de la Réforme. Protestinfo l’a rencontré à Lausanne.

Quelle lecture faites-vous de la Passion en général, et de celle de Marc en particulier?

J’ai bien sûr une proximité avec l’Ancien Testament et la tradition talmudique. On connaît aussi mon ascendance paternelle (le philosophe Emmanuel Levinas) et les liens étroits qui se sont établis de par son œuvre avec la communauté chrétienne. La question de l’autre et du visage sont donc des repères originaires pour moi. J’ai ressenti une prise de conscience œcuménique dans l’écriture de cette passion.

Quelle a été cette prise de conscience?

Selon les protestants qui m’ont commandé cette passion, celle de Marc est la moins antisémite. Dans mon travail, j’ai eu tendance tout de même à occulter l’ambiguïté que l’Evangile donne à la tourbe qui aurait demandé la crucifixion du Christ. J’ai aimé penser que Jérusalem était colonisé par la Rome païenne et que la question du monothéisme accompagne la problématique messianique.

D’emblée, il m’est apparu quelque chose de l’ordre de l’irréconciliable, avant même d’aborder la question de la Shoah. Il s’agit de l’impossibilité de la rencontre entre la mission messianique du Christ et la conception messianique hébraïque. Je le dis avec une extrême prudence dans le cadre de la lecture de Marc. Le messie n’est toujours pas arrivé pour les juifs, mais à travers la passion, la mission messianique s’accomplit dans la crucifixion, dans l’annonce de la résurrection et du sauvetage de l’humanité dans son entièreté et malgré elle. J’entends dans l’Evangile cette désespérance juive, avant même qu’elle devienne celle de la Shoah. Je pense à ces prêtres (Marc 14: 63) qui déchirent leurs vêtements, c’est un geste que l’ont fait dans la tradition juive quand il y a un deuil.

Comment comprendre cet élément irréconciliable par rapport à la Shoah?

Cet élément irréconciliable prend un tour d’autant plus tragique aujourd’hui, d’où le titre «une passion après Auschwitz», dans la mesure où cette désespérance totale du prêtre, c’est la désespérance du juif qui certes subit une passion, mais une passion sans espoir de résurrection quand il est dans la chambre à gaz.

Déjà, face au silence de Dieu et des hommes, Jésus appelle: «Elie, Elie pourquoi m’as-tu abandonné?». Il y a une interprétation en hébreu et en araméen. «Lama sabagthani» signifie «pourquoi m’as-tu abandonné», mais «lema sabagthani» signifie aussi «dans quel but m’as-tu abandonné?». Et si c’est dans quel but, il y a donc une interrogation fondamentale vers Dieu. Et cette signification de la passion, «lema sabagthani», celui qui a été déporté peut difficilement se poser cette question-là. N’oublions pas qu’au nom de la Passion, il y a eu 2000 ans de persécution antisémite. Mais la Shoah, c’est l’irréparable.

Il y a eu dans l’esprit de cette commande une formidable possibilité de proclamer en communion avec l’Eglise protestante que la Shoah ne peut en aucun cas être mise en relation avec la Passion et c’est aussi cela que chante cette passion, en hébreu, en araméen, en ancien français et dans l’allemand de Paul Celan.

Comment avez-vous pu vous approprier cette passion pour composer votre œuvre?

C’est toujours la question de l’idée musicale et du chant du texte. Certes l’idée musicale est une structure génératrice qui fait l’unité de l’écriture, mais c’est aussi comme une révélation – ce que j’appelle le syndrome du «buisson ardent»: voir plus loin, avoir une apparition –. Ceci fait partie de mes aspirations musicales et c’est aussi très caractéristique de ma relation avec l’émotion esthétique. J’ai ressenti comme une aspiration à la révélation dans le processus de création de cette passion et une remise en question de certains dogmes de la musique contemporaine. Dans l’ensemble de mon travail, il y a toujours eu cette idée de l’ascension, de quelque chose qui monte vers l’au-delà et qui permet à un moment donné de bouleverser le système. Aspiration peut-être religieuse, mais aussi une tradition vingtiémiste de l’avant-garde, sentiment religieux ou surréaliste?

J’ai entendu dans le texte de Marc quelque chose qui est inconciliable avec la partie hébraïque sur la Shoah, une impossibilité de fusion entre les deux traditions religieuses. Mais au-delà de cette problématique théologique, une unité musicale structurelle. Dans la structure musicale de la passion selon Marc, il y a notamment le cantique de Jésus qui exprime l’ascension et l’aspiration à la transcendance. J’y ai retrouvé musicalement des caractéristiques de mon orchestration, celles qu’on retrouve dans toutes mes œuvres, c’est-à-dire le souffle des sphères d’en haut et les sons qui montent sans fin vers l’aigu.

Quels sont les modèles musicaux qui vous ont imprégnés?

La question du modèle me marque et me suit. Je suis un interprète, pianiste du grand répertoire. Mais dans cette passion, il y a une mission: chanter ou pleurer la Shoah? Peut-on chanter après Auschwitz? L’acte musical et sa liberté esthétique sont-ils encore possibles? La laïcité est-elle encore possible? Peut-on dire que Dieu a abandonné? Même si on se sent seul: honneur sans drapeau. Ne pas être laïc, c’est de ne pas renoncer aux valeurs lorsqu’on se sent totalement seul. J’ai eu comme modèle la tradition ashkénaze d’Europe centrale du Kaddish, et du pleur d’«El maleh Rachamim», la chanson de la prière des morts.

Le travail moderne (mais est-ce une constance historique de l’histoire des formes?) a consisté à ne pas séparer le récit de l’action, de rendre le récit actif et de rendre l’action récitante, un des principaux enjeux de la passion sur le plan formel. J’ai bien sûr retrouvé des traces du travail de Bach et de la tradition luthérienne à laquelle je ne peux pas me référer, un compositeur juif ne peut pas rendre hommage à Luther.

Avez-vous été surpris qu’on demande à un compositeur juif de mettre en musique une passion? Certains compositeurs juifs l’ont-ils déjà fait?

Le terme de surprise n’est pas tout à fait approprié. J’ai rencontré de vrais interlocuteurs et nous avons pensé ensemble la problématique de cette impossibilité et de cet irréparable. Par ailleurs, aucune passion n’a été composée par d’autres compositeurs juifs, mais certains ont écrit des offices religieux chrétiens. Je pense au compositeur français Darius Milhaud. D’autres créateurs juifs ont également travaillé pour des lieux religieux chrétiens, comme Marc Chagall qui a réalisé des vitraux.

Informations sur l'oeuvre

«La Passion selon Marc. Une passion après Auschwitz» de Michaël Levinas sera jouée le mercredi 12 avril, à l’église Saint-François, à Lausanne, le jeudi 13, à La cathédrale Saint-Pierre, à Genève et le vendredi 14 à la cathédrale Saint-Nicolas, à Fribourg. D’une durée de 80 minutes, cette création reprend l’intégral du texte de l’Evangile, selon une traduction française du XIIIe siècle transcrite pour l’occasion par le médiéviste Michel Zink. L’œuvre comprend également le Kaddish, la prière pour les morts «El maleh Rachamim» ainsi que des poèmes d’Arnoul Gréban (XVe siècle) et de Paul Celan.

La passion sera interprétée par l’Orchestre de chambre de Lausanne, l’Ensemble vocal Lausanne ainsi que par cinq solistes sous la direction de Marc Kissoszy. La réservation des billets se fait en ligne.


Une présentation de l’œuvre par Michaël Levinas, lui-même, se déroulera le dimanche 9 avril à 17h, au Cercle littéraire, à Lausanne. Inscription obligatoire à l’adresse info@sainf.ch.