Les musulmans grecs sortent de l’ombre pour construire une mosquée
Photo: Prière du vendredi au Centre arabe hellénique de la culture. ©RNS/Umar Farooq
, RNS/Protestinter
Shah Malik pénètre dans une boutique qui, de la rue, ressemble à n’importe quelle autre vitrine du centre d’Omonia. Le quartier, où l’on trouve des magasins proposant des épices importées, de la viande halal ou du thé au lait comme dans le Sud de l’Asie, est le foyer des immigrants d’Afghanistan, du Pakistan et du Bangladesh. C’est l’heure de la prière du soir, et Shah Malik, qui est venu en Grèce du Pakistan il y a 14 ans, se dirige vers ce qui tient lieu de mosquée locale. «Quand vous n’avez pas de mosquée pour vous rassembler, c’est comme si vous n’aviez pas de domicile pour vivre,» explique-t-il.
«Masjid Usman», comme l’indique un panneau manuscrit scotché à côté de l’entrée, est en fait enregistré comme une bibliothèque. Au moins 200’000 musulmans vivent à Athènes, mais sur les 120 espaces de prière de la ville, trois seulement ont pu traverser le labyrinthe complexe des restrictions légales pour s’inscrire comme mosquées. Les autres, comme Masjid Usman, sont considérés comme des bibliothèques ou des centres culturels, plutôt que des lieux de culte à but non lucratif bénéficiant de protections juridiques en Grèce, et pourraient être fermés le jour où les autorités décident d’appliquer la loi. Mais le mois dernier, les autorités grecques ont annoncé l’attribution d’un contrat pour la construction d’une mosquée dûment répertoriée par l’Etat, la première depuis l’issue de la guerre d’indépendance contre l’Empire ottoman il y a près de 200 ans.
Le bâtiment, qui devrait coûter environ un million de dollars, aura une capacité d’environ 300 fidèles et est en cours de construction dans un ancien chantier de réparation navale dans le quartier Votanikos, à l’ouest d’Athènes. «Nous en entendons parler depuis des décennies», déclare Shah Malik, qui sert de trésorier à la mosquée de fortune. «Si cela se concrétise, si la mosquée est effectivement construite, ce serait formidable. Cela nous permettrait de nous sentir exister publiquement ici.» Les diplomates arabes d’Athènes tentent d’obtenir la permission de construire une mosquée depuis les années 1970, et depuis plus de dix ans, le gouvernement grec cherche un espace pour une telle installation. Mais les groupes anti-immigrants et la puissante Eglise grecque orthodoxe ont fait obstacle à leurs efforts.
Lorsque la Grèce s’est émancipée de l’Empire ottoman en 1829, il s’en est suivi des décennies de conflits entre les Turcs ethniques, qui étaient presque tous musulmans, et les Grecs ethniques, très majoritairement des chrétiens grecs orthodoxes.
Les souverains ottomans avaient construit des mosquées à travers Athènes, convertissant même le Parthénon, mais ces bâtiments ont été détruits ou recyclés en entrepôts ou en casernes de l’armée. Le Traité de Lausanne de 1923 a accordé des droits à environ 100'000 musulmans qui vivaient dans les régions majoritairement turques de Grèce, notamment la permission de disposer de fondations à but non lucratif, d’avoir leurs propres cimetières d’enterrement et de suivre le droit islamique de la famille. Ce traité assurait les mêmes droits à la minorité grecque orthodoxe de Turquie.
Ces Turcs ethniques étaient les seuls musulmans de Grèce jusqu’aux années 1980, lorsque les migrants d’Egypte, de Libye, du Pakistan, d’Afghanistan et du Bangladesh ont commencé à affluer dans le pays, espérant un nouveau départ en Europe. Il y a aussi eu des vagues plus récentes d’immigration musulmane en provenance de Syrie et d’Afghanistan. Au moins 60'000 réfugiés attendent de se voir accorder l’asile politique dans le pays.
Cependant, les communautés musulmanes sont ethniquement divisées et elles manquent de fonds et d’organisation pour officialiser une mosquée. «Il faut embaucher un groupe d’avocats et d’inspecteurs,» explique Shah Malik. «Vous devez louer un espace adéquat, conforme aux normes de sécurité, par exemple avec plusieurs portes de sortie. C’est embarrassant, mais la plupart d’entre nous ne peuvent pas se le permettre.»
Au Centre arabe hellénique de la culture, dans le sud d’Athènes, la communauté est mieux organisée que celle de Masjid Usman, en partie grâce à un don de plusieurs millions de dollars octroyé par une fondation islamique britannique. La communauté a ainsi pu convertir une usine en mosquée en 2007. Or, aujourd’hui, les fonds sont épuisés. «Nous n’avons même pas d’argent pour payer la facture d’électricité. Nous avons besoin d’environ 50’000 euros pour faire de ce lieu une mosquée,» déplore Tariq Jizawi alors qu’il range le matériel pour la prière du vendredi, à laquelle une centaine d’hommes a participé. En 2014, des militants d’extrême-droite ont visé le centre, qui est aussi l’une des mosquées les plus visibles de la ville: ils ont laissé une tête de porc devant l’entrée, et tagué des graffitis et une croix sur la porte. L’inscription en tant que lieu de culte signifiait que la communauté pouvait transférer certaines opérations financières à une fondation à but non lucratif, assurer la durabilité de la mosquée et être une entité religieuse légalement protégée dans un pays où les attaques xénophobes contre les immigrants, en particulier les musulmans, augmentent.
Pour les musulmans comme Jizawi, qui a immigré en Grèce depuis le Liban dans les années 1990, il est temps que le gouvernement grec suive l’exemple des autres nations européennes: «Ils financent l’Eglise. Ils devraient également fournir des fonds pour aider les mosquées». En effet, des milliers de prêtres orthodoxes reçoivent des salaires du gouvernement grec, et la constitution se réfère à l’orthodoxie grecque en tant que «foi prédominante» de la nation. Jusqu’en 2008, tous les élèves devaient suivre des cours de prière et de théologie tous les jours.
Le gouvernement grec a tenté de trouver un endroit pour une mosquée à cinq reprises au cours des 15 dernières années; chaque fois, il a été désavoué par des poursuites judiciaires et des dénonciations publiques. Les évêques locaux ont été particulièrement véhéments: «Qui aurait pu imaginer que, près de 200 ans après notre renaissance nationale et notre massacre par les Turcs, nous serions forcés de faire des déclarations contre l’Islam sanguinaire qui a noyé notre pays dans le sang pendant des siècles», a déclaré l’évêque orthodoxe grec Séraphin du Pirée en 2015, ajoutant qu’il considérait la mosquée comme un projet pour accueillir les «adorateurs de Satan». Mais tous les évêques n’ont pas été aussi critiques: Mgr Bartholomée I de Constantinople a appelé à plusieurs reprises à la construction d’une mosquée à Athènes.
Cependant, la question de la mosquée est devenue un point de ralliement pour les groupes xénophobes du pays, par exemple Aube dorée, un parti politique interdit dont les membres ont tenté de bombarder une mosquée bangladaise, poignardé un immigrant pakistanais et mené plusieurs manifestations violentes contre le projet de mosquée du quartier de Votanikos.
La nouvelle mosquée financée par l’Etat ne répondra pas à tous les besoins de la grande communauté musulmane d’Athènes. Mais comme le dit Shah Malik, ce serait «une étape importante pour que nous nous sentions ici comme chez nous».