Dick Marty: «Le goût pour les combats solitaires»

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Dick Marty: «Le goût pour les combats solitaires»

Chantal Savioz
17 octobre 2016
Le radical tessinois, né dans la diaspora protestante, parle de l’influence des valeurs de la Réforme. «Un événement largement sous-estimé», souligne-t-il. Il évoque également le cruel manque d’éthique dans la politique contemporaine, ainsi qu’une crise de confiance dans les élites politiques. Paroles d’un homme engagé.

Photo: ©www.parlament.ch

, «La Vie protestante – Genève»

Il est le politicien suisse qui met tout le monde d’accord. Dick Marty, radical-libéral tessinois, a parcouru toutes les étapes d’une carrière bien helvète. Procureur général, conseiller d’Etat, conseiller aux Etats. Il est, en 2005, chargé par le Conseil de l’Europe d’enquêter sur l’affaire des prisons secrètes de la CIA sur territoire européen. Ses deux rapports qui paraissent en 2006 dévoilent des pratiques de torture et d’abus de droits de la part des Américains de pays européens, dont la Suisse. Dick Marty aurait pu s’en tenir à ces révélations. Mais il persiste. Le radical suisse signe en 2010 un rapport révélant le scandaleux trafic d’organes durant la guerre du Kosovo.

Combatif, intègre, Dick Marty est l’homme politique par excellence. A 71 ans, il a mis en exergue sur son site la célèbre phrase d’Albert Camus: «Je veux bien combattre pour la justice. Je ne suis pas né pour me résigner à l’histoire.» Né protestant, agnostique, il revendique cette éducation et des écrits de Max Weber qu’il a dévorés dans sa jeunesse. D’où lui vient cette capacité à s’élever seul contre tous? Pour La Vie protestante, il livre sa vision de la politique, de la Réforme et de la justice.

Dick Marty, vous dites devoir beaucoup au protestantisme. Vous dites également ne plus pratiquer cette religion. Comment l’expliquez-vous?

Mon rapport avec la tradition protestante est fondamental. Je crois cependant davantage en la Réforme qu’en ses institutions. Je suis né à Sorengo en 1945 dans une famille protestante. J’ai donc appris très jeune l’art d’être minoritaire dans un canton de 93% de catholiques. J’ai appris très vite, me semble-t-il, à résister au conformisme et à ne pas craindre les batailles solitaires. J’ai également rencontré des problèmes de cécité qui très jeune m’ont isolé. Le scoutisme a été une école de vie fondamentale. C’est là que j’ai expérimenté qu’une communauté saine n’exclut personne. Chacun y trouve une place. Je me suis nourri des lectures de Max Weber, et tout ceci a constitué une véritable école de vie.

Vous dites que toute action politique doit s’inspirer de principes éthiques. Quel regard portez-vous sur la politique telle qu’elle se pratique aujourd’hui?

Pas forcément serein. Je crois en effet que la politique doit reposer sur un fondement éthique. Sans ce fondement, elle n’est que confrontation d’intérêts, lutte pour le pouvoir et rapports de force. L’intérêt général n’est pas dans la somme des intérêts particuliers. Avec l’éthique, on peut parler de justice, d’égalité des chances et de la dignité humaine. On ne peut pas justifier la liberté de publicité pour le tabac, alors qu’on sait parfaitement qu’il tue. Le fait que la Suisse vende des armes à l’Arabie saoudite, c’est proprement scandaleux. Vendre des avions au Quatar l’est tout autant. Dans le domaine de la politique étrangère, on semble oublier que l’éthique est aussi favorable à l’économie d’un pays. Davantage d’égalité entre les pays du Nord et du Sud est une façon de revitaliser l’économie.

Le marché, les raisons économiques prévalent-ils de plus en plus?

Une politique qui repose sur des choix éthiques est tout sauf un désastre. Elle implique la responsabilité et la transparence des multinationales, notamment. Dans les années 70, j’ai tiré la sonnette d’alarme sur le secret bancaire. On nous a alors accusés de mettre à mal la prospérité suisse, d’attaquer la place financière… Regardez ce qui se passe aujourd’hui avec le secret bancaire, qui est en train de voler en éclats. La Suisse aurait dû réagir avant. Elle aurait ainsi pu s’épargner un dégât d’images qui continue de nuire à son économie.

La Réforme a 500 ans. Quelles sont ses valeurs essentielles?

La Réforme a été un fait historique majeur. A mes yeux, largement sous-estimé. Il y a 500 ans a eu lieu une forte révolution à contenu éthique. Il s’agissait d’une révolte contre un laisser-aller, contre un système corrompu imposé par l’Eglise catholique. Ses effets culturels s’avèrent essentiels, au point qu’il existe aujourd’hui encore des différences significatives entre les pays demeurés catholiques et ceux qui ont adopté la Réforme. Ces derniers affichent un taux de corruption inférieur. Parmi eux, la Suède, la Finlande, la Norvège. Dans ces études menées par «Transparency International», la Suisse figure parmi les dix premiers du classement. A l’évidence, le protestantisme invite à la responsabilité individuelle. Et ne permet pas de se reposer sur la confession ou l’absolution.

L’Europe traverse de grandes difficultés. La crise migratoire en est une des causes… Comment peut-on rééquilibrer une société qui redoute la mixité et les échanges?

Je suis très critique par rapport à l’actuelle classe politique. Si vous prenez la peine de réécouter les discours des hommes politiques de l’après-guerre à ceux que l’on entend dans les parlements aujourd’hui, vous mesurerez la différence. Il y a comme un gouffre, une déperdition culturelle, une dégradation intellectuelle proprement déconcertantes. Nous avons atteint aujourd’hui une phase historique de médiocrité politique. L’hostilité croissante face aux étrangers, le réflexe identitaire, l’exaltation du local nous rappellent malheureusement les sombres années 30 et la montée du fascisme. Le seul événement récent qui m’ait réconcilié avec la politique est le geste d’Angela Merkel, l’ouverture des frontières allemandes aux migrants. Sans doute doit-elle beaucoup à son éducation protestante. Mais pas uniquement. Ses origines de l’ex-Allemagne de l’Est l’ont sans doute portée à faire ce grand geste politique. Elle a également fait un calcul démographique et compris avant tout le monde et de façon très pragmatique que l’économie allemande a besoin de main-d’œuvre et d’une population jeune.

Pensez-vous que les Eglises, porteuses de valeurs et incarnant une forme d’éthique, devraient être plus présentes dans la politique?

Absolument pas. Je reste profondément convaincu par la laïcité, et j’estime que l’Eglise n’a pas à se mêler de politique.

A quoi attribuez-vous cette perte culturelle, intellectuelle chez les élites politiques?

Il existe sans doute énormément de facteurs. Quand j’étais jeune, nous avions coutume de débattre sur de grands principes. Quel parti est aujourd’hui assez fou pour lancer des idées? lequel veut ouvrir une discussion sur ce que sera la Suisse en 2050? C’est pourtant demain! En lieu et place, on nous invite à voter sur des problèmes qui n’existent pas. Le vote sur la burka, au Tessin notamment, est à ce titre significatif. La classe politique se contente de gérer le présent, les émotions artificielles. L’autre jour était interviewé un jeune radical suisse sur la question des réfugiés. Il avait un discours technocratique et alignait des chiffres et des statistiques. Le lendemain, la même radio diffusait un reportage sur un groupe de six jeunes Syriens. L’un d’eux m’a particulièrement ému. Il racontait son parcours, ses mois d’attente à Calais, l’opportunité qu’il avait eue de sauter sous un camion, de s’y accrocher. Puis de grimper sur le toit, de faire un trou afin de parvenir à l’intérieur. Ce jeune Syrien me donne de l’espoir. Bien davantage que ce jeune radical suisse qui évoque de façon technocrate une problématique qui est un vrai enjeu.