L’influence religieuse est en perte de vitesse aux USA

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L’influence religieuse est en perte de vitesse aux USA

Arthur E. Farnsley
8 juin 2015
Oubliez les chiffres: le cœur du problème, ce n’est pas que les croyants sont moins nombreux, c’est que la religion a perdu son influence sociale. Arthur Farnsley, professeur d’études religieuses à l’Université Purdue, en Indiana, directeur de la Société d’étude scientifique de la religion, et directeur associé du Centre d’étude de la religion et de la culture américaine, livre son analyse du dernier rapport du Pew Research Center, un groupe d’analyse des tendances aux Etats-Unis.

(RNS/Protestinter)

«La religion joue un rôle de moins en moins important dans la vie américaine»… Ou peut-être, «la religion perd du terrain en tant que source importante de l’autorité publique américaine»… Je doute que ces titres auraient attiré l’attention dont le Pew Research Center a bénéficié en titrant «La proportion de chrétiens diminue fortement dans la population»

Ce n’est pas une critique du Pew Research Center. L’organisme bénéficie d’un crédit entier pour ce qui concerne la démographie religieuse qu’il porte à l’attention du public. Et l’histoire du déclin du christianisme est un motif évident, de même que l’histoire de la croissance rapide du nombre des «sans», ces personnes qui se déclarent sans affiliation religieuse particulière.

Mais derrière l’histoire du déclin de la religion chrétienne et de la montée des «sans» se trouve un déjà vieux débat sur ce que les théoriciens de la religion appellent la «sécularisation», ce vaste processus par lequel la religion perdrait progressivement de son influence sociale.

Dans le milieu du XXe siècle, la théorie de la sécularisation a été intégrée dans l’histoire du progrès occidental. La modernité –qui inclut le choix individuel, le rationalisme, l’empirisme et la science– serait allée de l’avant et la religion, allant de pair avec le traditionalisme de manière générale, aurait reculé alors que d’autres sortes d’idées, dont le siège se trouvait dans d’autres institutions, auraient rempli plusieurs des rôles que ceux remplis auparavant par la religion.

L’Europe en a été l’exemple dominant. Dans de nombreux pays européens (Grande-Bretagne et les Pays-Bas particulièrement), la plupart des gens ont cessé de fréquenter les services religieux. Ils peuvent avoir conservé leurs liens ethniques ou sociaux avec leur religion, mais cette dernière est simplement devenue moins importante dans leur vie quotidienne. Leurs gouvernements sont explicitement non confessionnels.

L’Amérique demeurait la principale exception. Elle était un pays moderne à bien des égards, avec une large palette de choix individuels au niveau de la démocratie, du capitalisme et du consumérisme, plus un haut degré de rationalisme, d’empirisme et de science, au moins parmi les élites instruites. L’Amérique avait aussi un gouvernement non confessionnel, pourtant la part de la religion a toujours été difficile à cerner. Cependant, les Américains ont continué à avoir des pratiques religieuses que les Européens ont délaissées.

La fin de la théorie de la sécularisation

Lors des deux dernières décennies du XXe siècle, les théories de la sécularisation ont battu en retraite pour un certain nombre de bonnes raisons. La plupart des gens ne cessent pas d’être religieux, dans le sens où ils ont conservé des croyances, des intuitions, des sentiments et des pratiques qu’ils définissent comme sacrés. La modernité n’a pas évacué la spiritualité hors de la vie des gens en Amérique, et peut-être même pas en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas.

La montée de la droite religieuse en Amérique a porté un autre coup à la théorie de la sécularisation. Si l’Amérique était un pays de moins en moins religieux, pourquoi alors s’était-il doté d’un pouvoir politique explicitement religieux? Enfin, le reste du monde est devenu de plus en plus religieux, pas moins, et la population mondiale a augmenté, à l’extérieur de l’Amérique et de l’Europe.

La théorie de la sécularisation est passée de mode, mais le récent rapport du Pew Research Center n’est pas la seule preuve de ce que la religion du XXIe siècle a bien, en fait, perdu du terrain en Amérique. L’enquête sociale générale (GSS) menée par l’université de Chicago montre la même chose: une frappante augmentation des «sans» au cours des deux dernières décennies.

Certains diront que ce déclin ne reflète qu’une mauvaise définition de la religion. La religion, disent-ils, concerne un lien personnel avec Dieu, et ce genre de religion –ou de spiritualité– reste fort. Il est vrai que de nombreux Américains continuent de vivre des expériences qu’ils interprètent comme étant de type religieux. Mais la religion peut aussi être considérée comme un ensemble de pratiques communautaires, de croyances, de textes, de rituels, d’éthique et de valeurs partagées. C’est une institution constituée d’une myriade d’organisations plus petites. Et une religion institutionnelle délègue son pouvoir à de nombreuses personnes, en particulier les élites instruites, tout en jouant un rôle public toujours moins important.

Ce n’est pas nouveau. En 1994, le sociologue Mark Chaves a redéfini la sécularisation comme étant la baisse de l’autorité religieuse. Il suggérait de cesser de se préoccuper de savoir si les individus se considéraient comme religieux et de se concentrer plutôt sur l’influence sociale de la religion.

Et la preuve de ce genre de sécularisation, à savoir le déclin de l’autorité religieuse, est partout. Il est pittoresque de penser à un temps où les magasins restaient fermés et les boissons alcoolisées interdites le jour du sabbat. Mais il s’agit d’un changement mineur, symbolique par rapport à l’augmentation massive du choix individuel au détriment de la tradition, en particulier la tradition religieuse.

Les rôles sociaux en ce qui concerne les femmes, les personnes de couleur et ceux que l’on appelle aujourd’hui LGBT ont été fortement limités par la tradition jusqu’à il y a quelques décennies, et ces traditions étaient sous-tendues par une orthodoxie religieuse largement partagée. Aujourd’hui, le choix individuel prend régulièrement le pas sur la tradition, et la religion institutionnelle est mise de côté.

Une interprétation qui reste difficile

L’interprétation de ces changements dépend de la perspective dans laquelle on se place. Le triomphe du libre choix marqué par la révolution sexuelle a été libérateur, mais il a également conduit à une énorme augmentation de la monoparentalité qui est elle-même en lien avec la pauvreté des enfants. La révolution sexuelle était aussi un précurseur pour les droits à l’avortement et le mariage homosexuel. Les Américains sont là-dessus en profond désaccord. Mais leurs points de désaccord viennent très exactement de la position qui est la leur dans cette lutte entre l’individualisme moderne et la tradition.

Si la hausse des «sans» continue, comme cela semble probable, les groupes religieux libéraux continueront de perdre des membres et de l’influence, parce qu’ils sont déjà sur le côté moderniste, ce qui signifie beaucoup de leurs valeurs fondamentales se retrouvent exprimées dans d’autres institutions, y compris le gouvernement. Ils vont être en lutte avec le clivage modernistes/traditionalistes au sein de leurs propres rangs, et essayer désespérément de se réinventer. Mais l’histoire n’est apparemment pas de leur côté.

Les groupes religieux conservateurs vont se maintenir à court terme, parce qu’ils demeurent du côté de la tradition, ce qui explique pourquoi la croyance religieuse fervente est devenue un facteur prédictif de plus en plus précis d’un vote républicain

Ceci dit, il faut se méfier des commentateurs qui prennent le fait que les conservateurs prennent une plus grande part du marché du religieux comme étant une preuve de la supériorité des religions conservatrices. Dans la société américaine au sens large, c’est l’individualisme qui est en train de gagner du terrain, et les religions conservatrices gardent uniquement la plus grande tranche d’une tarte religieuse en train de se rétrécir.

Comme c’est le cas dans le reste du monde, la religion augmente en lien avec des taux de natalité élevés. Et l’écologie religieuse propre à l’Amérique change avec l’immigration, ainsi qu’en lien avec les changements institutionnels et idéologiques.

Le tableau est très complexe. Mais s’il n’est pas possible de connaître le résultat final de l’interaction entre individualisme moderne et tradition religieuse, il est toujours important de prendre un peu de recul et de regarder le tableau en son entier. «Avec l’individualisme moderne, la religion américaine est doucement en train de perdre la bataille pour l’autorité». Ce serait ça, mon titre pour le récent rapport du Pew Research Center. «Les chrétiens sont en déclin en Amérique», c’est juste la pointe de l’iceberg.