Aide sociale: réparer l’ambulance, au lieu de tirer dessus?
Directrice du Centre social protestant –Vaud, Hélène Küng dit sa colère face au démantèlement du filet social et aux caricatures qui sont faites des bénéficiaires
Photo: CC(by-nc-nd) NoHoDamon
«L’introduction de l’assistance au mérite constitue-t-elle une réponse appropriée aux problèmes actuels, à savoir un marché de l’emploi incapable de fournir des places de travail en nombre suffisant, et un nombre croissant de ménages qui ne gagnent pas assez pour finir le mois, même en travaillant à plein temps? En tout état de cause, non, et plus grave, une telle logique est indissociable du soupçon d’abus qui pèse sur les personnes nécessitant l’aide de l’Etat… Le problème principal de l’aide sociale n’est pas l’abus, mais bien le fait que presque la moitié des personnes vivant en dessous du minimum vital ne font pas valoir leur droit! Malheureusement, la nouvelle orientation de l’aide sociale –baisse des montants, aide au mérite, menace de sanctions– risque réellement de décourager encore davantage des personnes en difficulté qui ont pourtant droit à ce dernier filet de la protection sociale.»*
Ces lignes écrites en 2006 peuvent être reprises telles quelles aujourd’hui. Les risques décrits sont là.
Une personne en difficulté a-t-elle réellement besoin d’aide? Y a-t-elle droit? Cette question, qu’on peut poser honnêtement et sans parti-pris, a dévié de son but. Le soupçon est devenu la règle: les personnes assistées par l’Etat seraient des profiteurs, des fainéants, des personnes prêtes à accaparer les biens de la collectivité plutôt que gagner leur vie en travaillant. Et les tentatives successives de diminuer le montant minimal accordé aux personnes dans le besoin deviennent des actes de citoyenneté héroïques. La caricature est là, répercutée sans question. A noter que ce même zèle citoyen fond comme neige au soleil lorsqu’il est question de personnes très aisées accaparant les biens de la collectivité en resquillant aux impôts. Il s’agit pourtant de la même collectivité, des mêmes biens publics.
Le soupçon d’abus d’aide sociale est devenu «normal»Ce qui est stupéfiant –ou ce qui devrait nous stupéfier– c’est que ce soupçon est devenu «normal»; et le mettre en question est devenu suspect. Comment en est-on arrivé là?
Le système n’est plus adapté –il a été conçu dans de tout autres conditions économiques, et dans le cadre d’un système d’assurances sociales beaucoup plus complémentaire. Or pour motifs d’économies fédérales, les services de l’assurance-chômage et de l’assurance invalidité ont été revus drastiquement à la baisse –en un temps où le chômage est en hausse, et donc le nombre de chômeurs et chômeuses aussi, tiens! Et où les situations d’invalidité ne diminuent aucunement. Derrière ces «situations», des personnes, que le marché du travail n’emploie plus, et à qui les aides considérées comme correctes durant des décennies sont désormais refusées. La réalité du chômage ne se réduit pas d’un coup de crayon –mais un coup de gomme législatif a suffi pour réduire le dispositif mis au point pour y faire face. Et des personnes de plus en plus nombreuses doivent recourir au «dernier filet» après l’assurance-chômage et l’assurance invalidité: l’aide sociale.
Les caricatures sont plus confortables que d’essayer de comprendre, sûrement –et les caricatures fleurissent: hamac, chaise longue, voilà les clichés régulièrement et presque religieusement brandis pour qualifier la situation des personnes recevant l’aide sociale.
Les caricatures entretiennent le sentiment d’injusticeCes clichés ont une force de frappe pour deux raisons au moins. D’abord, leur simplicité –qui n’a d’égale que l’ignorance de leurs auteurs. Celui ou celle qui s’imagine que d’être à l’aide sociale est confortable ou enviable montre juste qu’il ou elle ne sait pas ce que c’est. Ensuite, le sentiment d’injustice qu’ils entretiennent. C’est facile de faire croire à quelqu’un dont le travail est éreintant, peut-être mal reconnu et mal rémunéré, qu’une personne qui touche un revenu sans travailler est un profiteur. Mais le jour où cette personne mal rémunérée perdra son emploi, puis ses droits de chômeur, et devra se résoudre à demander l’aide sociale, elle ne verra plus en quoi ce statut serait enviable.
Le soupçon porte donc sur des personnes qui, ne retrouvant pas d’emploi, reçoivent «le minimum vital» calculé par les cantons suisses: la somme qui est considérée comme celle sans laquelle une personne ne pourra pas mener une vie digne.
Vouloir réduire, par sanction, le minimum vital accordé à une personne, c’est par définition inadmissible. Il est probable que les bons apôtres qui croient devoir mener une croisade pour diminuer le montant du minimum vital des personnes à l’aide sociale, ne le trouveraient pas si faste si c’est eux qui se trouvaient devoir vivre avec ce montant-là, pas plus, chaque mois, en faisant bien sûr toutes les démarches exigées aujourd’hui pour y avoir droit: recherches d’emploi, stages, programmes d’occupation et d’insertion. Non, il ne s’agit pas de congé payé. Qu’ils fassent l’essai, deux, même trois mois: peut-être qu’il leur faudra une cellule d’appui psychologique (financée par les biens publics?) pour les aider à surmonter le choc de leur désillusion.
Oser contrer les caricaturesDans ma sourde colère contre les caricatures, je pourrais bien, par contagion, y tomber aussi.
Il y a mieux à faire. Oser contrer les caricatures, oser faire état d’une réalité complexe, nuancée, imparfaite, méconnue. Il y a quelques mois, des associations suisses ou cantonales, de calibres et de profils divers: œuvres d’entraide, syndicats, collectifs de personnes directement touchées par l’aide sociale, permanences juridiques, lieux de formation, faîtières de professionnels travaillant dans le secteur social, se sont réunies pour rédiger un texte de mise au point et de référence face aux attaques contre l’aide sociale. Rappeler sa base légale, son but, son fonctionnement, les conditions strictes qui en régissent l’octroi, la diversité des causes de la précarité. Les Centres sociaux protestants font partie de cette coalition et ont contribué à la rédaction du manifeste –disponible en trois langues nationales.
Défendre l’aide sociale contre ses détracteurs en rappelant certaines réalités, implique aussi un regard critique. Un groupe de réflexion alémanique a rédigé une analyse précise de l’aide sociale devenue «le dépotoir des risques structurels», incluant une étude de la proportion réelle de cas d’«abus» d’aide sociale, identifiant les divers processus politiques et économiques qui ont conduit à l’impasse actuelle, et proposant des pistes pour en sortir. L’original allemand se trouve en ligne. Le CSP Vaud a soutenu la traduction française de cette réflexion alémanique; elle sera prochainement disponible sur son site. Faire connaître ces réflexions par-dessus les barrières linguistiques, c’est aussi un acte citoyen, et une lutte contre d’autres caricatures.
*Caroline Regamey, chargée de politique et de recherche sociales au Centre social protestant Vaud, in «Repère social» No 73, février 2006, p.17