Les casse-tête de l’action humanitaire aujourd’hui
L’ancien médecin cantonal Jean Martin partage ses réflexions à la suite d’une conférence qui l’a touché.
Photo: CC(by-nc-sa)Oliver O'Hanlon/TEDxHelvetia
A sa fête de fin d’année, la Policlinique médicale universitaire (PMU) de Lausanne a pour habitude d’inviter un orateur hors du commun. On y a entendu Ella Maillart et Nicolas Bouvier par exemple. En décembre dernier, c’était Yves Daccord (photo), Directeur général du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), qui emploie 13’000 collaborateurs professionnels dans plus de 80 pays — et cela ne fait qu’augmenter.
Ce qui relie l’orateur à ses auditeurs, c’est que tous s’intéressent à la santé et que plusieurs à la PMU ont œuvré dans l’humanitaire. Mais le magistral exposé fait toucher du doigt l’extraordinaire complexité du monde aujourd’hui (qui n’a plus guère à voir avec celui où, il y a quelques décennies, de jeunes idéalistes partaient dans le tiers monde apporter leurs «solutions» — j’en étais). Multiplicité et multifactorialité des problèmes. On n’a jamais que des soucis de santé, ou d’apport en eau, ou de reconstruction, tout est intriqué, les manques, dangers et urgences se superposent et se potentialisent (voir Haïti après le séisme).
Les grands blocs d’opinion ou d’influence qui s’opposent sont très divers eux aussi. Dans le passé, c’était des luttes entre conservateurs et progressistes; maintenant, ce schéma n’est qu’un parmi de nombreux autres, déterminés par des dimensions religieuses, ethniques, économiques, voire climatiques, etc.
Ajouter à cela qu’un certain cadre de règles, donné jusqu’ici par l’Occident, est clairement en fin de course. On ne peut plus partir de l’idée que sont «automatiquement» reconnus tels grands principes (de respect de l’autre et de ses droits, de procédure aussi). Il y a déconstruction de la «social fabric» qui nous tenait ensemble, dit le patron du CICR. Il constate une absence totale de convergence politique au niveau mondial. Les puissances qui pouvaient exiger de telles convergences, Etats-Unis et à certains égards Chine, Russie ou Europe n’y parviennent plus. Même si elles peuvent se mettre d’accord pour faire pression sur tel point chaud, leurs intérêts sont opposés dans une autre zone de conflit… et rien finalement ne se passe (en plus, aux Etats-Unis, le pouvoir d’influence internationale du président est miné par des enjeux de politique intérieure). Absence de leaders, dit Daccord, il n’y a plus de Mandela, voire de Che Guevara — ou de Simon Bolivar il y a deux siècles. Même les plus lucides des grands de ce monde sont dans le désarroi, incertains quant à la route à suivre, polarisés par très court terme. Il y a mutation profonde des anciens équilibres, mais personne ne sait ce que sera le nouveau.
Et bien sûr, composante formidable de ce que nous vivons, les nouveaux moyens de communication changent tout. Le téléphone mobile est universel; dans les pays les plus défavorisés, les clientes au marché paient leurs achats par portable. Cette immédiateté met tout le monde, CICR y compris, sous une pression quotidienne bien plus forte. Daccord cite l’exemple d’une opération dans la Corne de l’Afrique où, à cause de difficultés logistiques, les secours arrivent après 4 jours seulement et où ses collaborateurs se voient accueillis par des locaux mécontents: leurs I-phones leur ont appris que, peu avant en Asie, les secours étaient arrivés en deux jours et avec un hôpital de campagne mieux équipé…
Monde fragmenté et hyperconnecté donc, en manque d’autorités reconnues, de structures qui fonctionnent et cadrent. A la place, des influences multiples qui s’insinuent de part en part. Daech, l’Etat islamique, contrôle ainsi des espaces hébergeant 10 millions de personnes.
Néanmoins, le CICR reste un grand interlocuteur, souvent le seul qui a accès à toutes les parties au conflit. Mais une autre tendance lourde complique son travail: la confiance n’est plus à la mode; méfiance et mensonge sont plus que jamais des maîtres mots dans les turbulences internationales. Malgré ses états de service extraordinaires, on est moins prêt à admettre sans autre ses rôles du CICR inscrit dans les Conventions de Genève, on lui demande de prouver qu’il est impartial. Ce qui — ce n’est qu’un aspect, mais il est important, rend plus dangereux le travail de ses collaborateurs sur le terrain et plus fragiles leur sécurité.
Les auditeurs d’Yves Daccord à la PMU soignent et aident des patients souvent défavorisés de chez nous; c’est leur travail et ils/elles le font bien. Toucher du doigt les défis et les drames que rencontrent les employés du CICR fait prendre la mesure des choses dans d’autres environnements!