Je suis la fillette du marché de Maiduguri
Le professeur de théologie systématique Pierre Bühler s’inquiète de ce que les travers mis en évidence par la satire ne sont pas corrigés. Tandis que toute l’Europe avait les yeux tournés vers Paris, une fillette était transformée en bombe humaine au Nigéria, dans l’indifférence générale.
Image: Boko Haram, CC(by-sa) AK Rockefeller
L’horrible massacre du 7 janvier dans la rédaction de Charlie Hebdo à Paris et ses suites tragiques ont suscité une gigantesque vague d’indignation. Les médias, les réseaux sociaux, les espaces publics ont été submergés de témoignages de protestation. Tout le monde y allait de son «Je suis Charlie». Les politiciens de tous bords revendiquaient soudain avec pathos la liberté d’expression comme la plus haute valeur républicaine.
Un journal satirique, dérangeant pour plus d’un, en particulier pour ces mêmes politiciens, et donc depuis longtemps menacé de fermeture faute de moyens financiers, devenait soudain le plus grand symbole de toutes nos valeurs démocratiques! S’ils n’étaient déjà assassinés, les dessinateurs de Charlie Hebdo ne seraient-ils pas «morts de rire», en assistant à cette vaste récupération de leur travail de satiristes infatigables?
Certes, les crimes commis au fil des jours sont à condamner sans aucune hésitation ni réserve. On ne tolèrera pas la moindre insinuation de justification, suggérant qu’ils ont «payé» leurs provocations incessantes, qu’ils devaient assumer les risques qu’ils prenaient, etc. Ce serait comme lorsqu’on soupçonne une femme d’avoir elle-même provoqué le viol dont elle a été victime! Et à l’intention des groupes fanatiques se faisant défenseurs par les armes d’une religion bafouée, on dira ce que l’humaniste Sébastien Castellion, dont nous fêtons cette année le 500e anniversaire, disait déjà à Calvin en 1553: «Tuer un homme, ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme.»
Ma conviction est également que pour toute religion, quelle qu’elle soit, l’humour, y compris sa forme la plus acérée, la caricature, la satire, est un défi salutaire. L’exagération dévoile les excès de la religion, ses abus d’autorité et d’absolu, ses accès de folie, individuelle ou en groupe, ses délires de réglementation. Avec virulence, la satire met le doigt sur les travers possibles, et c’est une tâche indispensable, comme une sorte d’épreuve du feu qui peut permettre à la religion de mûrir, de croître en sagesse.
Cela étant, il faut reconnaître que la satire est solidaire de la responsabilité. Il peut être utile de retourner aux textes fondateurs: dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, comme la liberté des opinions est soumise à la règle «que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi» (art. 10), la liberté d’expression, «un des droits les plus précieux de l’homme» (art. 11) connaît-elle aussi une régulation: «tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.»
Quand on fait de grands discours sur la liberté d’expression, il faudrait réfléchir à ce que représentent ces abus possibles. Pour moi, la question ne consiste pas simplement à fixer des limites à la satire, à la censurer ou à lui demander de s’autocensurer. Les vrais abus, c’est lorsque les travers mis en évidence par la satire ne sont pas corrigés, lorsque les problèmes sur lesquels elle met le doigt ne sont pas traités. Car la satire n’est pas gratuite, elle attire l’attention sur des difficultés, des injustices, des inégalités, et sur des lâchetés, des couardises dans l’effort de les prendre à bras-le-corps.
il est à craindre qu’une fois de plus, tous les efforts se concentrent sur la répression, laissant de côté les efforts de la prévention.Alors, je demande à tous ceux qui proclament aujourd’hui «Je suis Charlie» s’ils seront encore là demain, quand il faudra se demander comment il faut travailler pour l’ordre public. Car, l’ordre public, c’est aussi l’intégration dans les banlieues, la formation civique dans les écoles, la juste répartition des richesses dans la société, la reconnaissance réciproque des cultures et des religions. Mais il est à craindre qu’une fois de plus, tous les efforts se concentrent sur la répression, laissant de côté les efforts de la prévention.
Le même problème se pose à l’échelle planétaire: le souci de la sécurité en Europe, l’établissement de listes de personnes dangereuses, le contrôle des déplacements dans les aéroports, etc., ne suffisent pas. Il faudra une politique courageuse de coopération avec les populations défavorisées de la planète, si nous voulons véritablement «neutraliser» la violence, latente et manifeste, des fanatismes religieux qui nous guettent.
Un exemple: tandis que toute l’Europe avait les yeux tournés vers Paris, des horreurs bien pires se passaient dans le Nord-est du Nigéria. Le même mercredi 7 janvier, Boko Haram a rasé 16 localités, et il n’est même pas possible de chiffrer le nombre de milliers de victimes. Et samedi, alors que des centaines de milliers protestaient dans les rues européennes, la même secte fanatique a transformé une fillette de dix ans en bombe vivante, l’envoyant exploser dans un marché. Plus de morts et de blessés qu’à Paris. Quelques lignes discrètes dans les médias, qui parlent outrageusement d’un «attentat-suicide»… Que feront demain les grands défenseurs de la liberté d’expression du week-end pour lutter contre l’oppression des populations au Nigéria et ailleurs?
Alors, moi, aujourd’hui, en l’honneur des assassinés de Charlie Hebdo, je ne suis pas Charlie, je suis la fillette du marché de Maiduguri, dont on ne saura même jamais le nom...