Ballon rond et questions de fond

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Ballon rond et questions de fond

Joël Burri
10 juin 2014
Pourra-t-on regarder les matchs du Mondial, l’esprit serein? A quelques jours du coup d’envoi, les ONG dénoncent la corruption et les inégalités sociales. Le Conseiller d’Etat PLR vaudois, Philippe Leuba, nous rappelle qu’il n’appartient pas aux instances dirigeantes du foot de s’immiscer dans le régime du pays organisateur pour imposer ses valeurs.

Avant même le match d’ouverture de la coupe du Monde 2014 de football au Brésil, les ONG multiplient les communiqués pour dénoncer les problèmes sociaux et écologiques posés par l’organisation de cet événement.

Corruption galopante et désordre social

Ainsi, la communauté de travail Alliance sud, qui regroupe notamment Pain pour le prochain et l’EPER, rappelle que si sur le terrain les rapports de force habituels seront bousculés: le brésil deviendra puissance dominante alors que les USA «sortiront à peine du lot»; le football «est également le lieu d’autres réalités. Multinationales surpuissantes imposant leurs vues, corruption galopante et désordre social.»

Le mécontentement de la population brésilienne est alimenté par «le contraste entre les dépenses somptuaires liées à l’organisation du Mondial et la corruption sévissant au sein de la classe politique sans parler du manque d’investissements dans le logement et l’éducation»

Alliance sud a regroupé dans un dossier internet divers articles et données statistiques pour permettre aux lecteurs une information complète sur les enjeux qui se cachent derrière ce Mondial.

C’est aux restrictions à la liberté d’expression et à la violence policière au Brésil qu’Amnesty International adresse un carton jaune. L’organisation de défense des droits de l’Homme dénonce, par exemple, les ripostes «excessives et inutiles» de la police brésilienne contre les manifestations qui se sont déroulées dans ce pays depuis juin 2013 pour dénoncer la médiocrité des services publics, alors même que le pays dépense des sommes colossales pour construire les infrastructures qui permettront d’accueillir le Mondial et les Jeux olympiques.

Greenpeace dénonce, quant à elle, les fabricants de chaussures de football, de gants de gardien et de ballons. L’organisation écologiste a fait analyser 33 produits portant les couleurs de Brésil 2014 et vendus en Suisse. Dans la majorité, elle a trouvé des substances «qui perturbent le système hormonal, nuisent à la reproduction ou sont cancérigènes.» L’organisation rappelle en outre que «dans les pays où ils sont fabriqués, la production de ces articles pollue les lacs et les rivières et porte atteinte à la santé des hommes et des animaux.»

Et l’ONG Solidar dénonce le traitement réservé par la FIFA aux marchands de rue, bannis, pour la plupart des abords des stades pour laisser place aux sponsors de l’événement.

Regarder l’esprit tranquille?

Alors du 12 juin au 13 juillet, les téléspectateurs pourront-ils profiter, en toute bonne conscience de ce spectacle? Nous avons posé la question au Conseiller d’Etat PLR vaudois Philippe Leuba. Chef du département de l’économie et du sport, il a aussi été arbitre international de 1999 à 2005.

«Evidemment, un tel événement offre une caisse de résonance internationale aux revendications parfois légitimes des ONG. Toutefois, il est difficilement compréhensible que leurs critiques soient adressées à la FIFA et non au gouvernement brésilien. En effet, ce n’est pas la FIFA qui a soumis la candidature brésilienne à l’organisation de la Coupe du monde 2014; c’est bien le Brésil lui-même et son ancien président socialiste Lula da Silva qui ont souverainement décidé de la déposer», rappelle l’homme politique. «De plus, le gouvernement brésilien a manifestement décidé d’aller au-delà du cahier des charges arrêté par la FIFA, notamment en décidant de construire 12 stades au lieu des 8 exigés par la fédération!»

Toutefois, Philippe Leuba reconnaît que «Le Brésil a peut-être d’autres priorités que l’organisation des grands événements tels que le Mondial et les Jeux olympiques, mais c’est un choix de priorités gouvernemental. On peut aussi comprendre l’espoir du gouvernement de profiter de cette Coupe du monde pour renforcer la visibilité et l’unité du pays.»

Veut-on réserver l’organisation de telles manifestations aux seuls pays riches et en exclure tous les autres?

De fait, était-il judicieux de confier l’organisation de cet événement à un pays où les inégalités sociales et la corruption sont si présentes? «Veut-on réserver l’organisation de telles manifestations aux seuls pays riches et en exclure tous les autres? Quelle serait la réaction des ONG si la FIFA ou le CIO établissaient la liste des pays indignes d’organiser les grands rendez-vous sportifs?», réagit Philippe Leuba. Mais pour le moins, la FIFA ne pourrait-elle pas fixer des minimums sociaux et écologiques? «Quelle serait la réaction des ONG si la FIFA s’immisçait dans les affaires intérieures du Brésil en exigeant une réforme, par exemple, du réseau hospitalier, une rénovation des structures scolaires, des réseaux de transports ou des crèches des pays organisateurs? Au nom de quelle légitimité, la FIFA suppléerait-elle un gouvernement démocratiquement élu dans ses compétences propres? Qui est le plus légitime à gérer les affaires internes du Brésil, Sepp Blatter ou le président dont se sont démocratiquement dotés les Brésiliens? C’est vers ce dernier qu’ils doivent se tourner. S’ils ne sont pas satisfaits de leurs autorités, ils sont libres d’en changer.»

L’illusion d’un homme parfait

Dans «Le football, ses dieux et ses démons», paru aux éditions Labor et FIdes en 2008, l’éthicien Denis Müller consacre un chapitre au Mondial de 2010 qui s’est déroulé en Afrique du Sud et qui avait alors suscité une vague de critiques similaire à celle à laquelle on assiste aujourd’hui à l’encontre du Brésil.

le monde sportif peine à accepter que l’athlète ou le joueur, même de plus haut niveau, est un homme comme les autres

«Le choc culturel et économique entre le monde bien huilé et bien protégé du football professionnel international et les réalités africaines et sud-africaines manifeste de façon aiguë le fossé entre l’image de l’homme idéalisé et aseptisé véhiculée par les instances sportives internationales et la réalité de l’être humain concret confronté aux contraintes matérielles et existentielles. Le football (…) constitue une culture particulière avec ses structures et ses habitus mentaux. (…) Contrairement à l’image qu’elle voudrait transmettre, cette culture est profondément ambivalente, à l’instar du sous-système culturel dont elle relève, le monde du sport en général. Cela ne lui facilite pas la prise de conscience du caractère antinomique de l’image de l’homo sportivus par rapport à l’image de l’homme réel aux prises avec la pauvreté, la criminalité et l’insécurité. Pour cette raison, le monde sportif peine à accepter que l’athlète ou le joueur, même de plus haut niveau, est un homme comme les autres.»

Quelques pages plus loin, après avoir cité en exemple l’impact que la pratique du football a eu sur l’île-prison de Robben Island, où étaient incarcérés de nombreux d’opposant à l’apartheid, Denis Müller conclut: «Contrairement à une idée reçue, il se peut donc que la pratique du football, intelligemment mise en contexte et relativisée, puisse aussi contribuer à un changement social.»

Cet article a été publié dans:

L'hebdomadaire français Réforme du 19 juin 2014.