La fille qui a appris à s’agenouiller

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La fille qui a appris à s’agenouiller

Pierre Bühler
12 mars 2014
Nous avons célébré vendredi passé la journée mondiale de la prière. C’est une bonne occasion de réfléchir à la signification de cet acte qui occupe une place importante dans diverses traditions religieuses, et tout particulièrement dans la tradition biblique.

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, professeur de théologie

J’aimerais contribuer à cette réflexion en consacrant cette chronique à une personnalité dont nous venons de célébrer le centième anniversaire. En effet, c’est le 15 janvier 1914 qu’est née, en Hollande, une fille du nom d’Etty Hillesum. Issue d’une famille juive relativement assimilée au christianisme ambiant, elle fera tout d’abord, dans les années 1930, des études de droit à Amsterdam, tout en s’intéressant aux langues slaves, en particulier au russe, la langue de sa mère.

En 1941, elle rencontre le psychologue Julius Spier, un Juif allemand exilé, qui deviendra son maître spirituel et son amant. Il lui recommande diverses lectures, et c’est lui qui l’incite à tenir un journal intime, ce qu’elle fera pendant près de deux ans et demi. Durant cette période, l’occupant nazi durcit progressivement sa persécution de la population juive de Hollande, jusqu’à ce que commencent les premières déportations vers Auschwitz. Le journal d’Etty Hillesum reflète cette évolution de la tragédie de la shoah en Hollande.

Sous le coup des événements, Etty Hillesum s’identifie de plus en plus à son peuple, renouant avec ses racines spirituelles juives. Finalement, elle se portera volontaire pour travailler au camp de transit de Westerbork, où passent les trains de déportés. Et elle sera elle-même déportée avec sa famille à Auschwitz début septembre 1943.

Dans l’évolution spirituelle que reflètent les dix cahiers conservés de son journal et ses lettres écrites à Westerbork, la prière joue un rôle essentiel. Très tôt déjà, Etty Hillesum envisage la possibilité de la prière, sans pouvoir encore l’accomplir: «Et j’ai ressenti soudain au fond de moi comment un être humain peut se laisser tumultueusement tomber à genoux et alors s’apaiser, le visage enfoui dans ses mains jointes.» (Les écrits d’Etty Hillesum. Édition intégrale, Paris, Seuil, 2008, p. 63)

Mais peu à peu, les premières prières font leur apparition dans le journal, et Etty Hillesum envisage d’écrire un jour une nouvelle intitulée «La fille qui ne savait pas s’agenouiller» (Écrits, p. 218), dont elle variera le titre, un peu plus loin: «La fille qui ne savait pas s’agenouiller, mais a fini par l’apprendre, sur le rude tapis de sisal d’une salle de bains un peu fouillis.» (Écrits, p. 222)

«Dieu, prenez-moi par la main, je vous suivrai gentiment, sans grande résistance. Je ne me déroberai à aucun des orages qui fondront sur moi dans cette vie, je soutiendrai le choc avec le meilleur de mes forces. Mais donnez-moi de temps à autre un court instant de paix. […] Où que je sois j’essaierai d’irradier un peu d’amour, de ce véritable amour du prochain qui est en moi.» (Écrits, p. 229)

Peu à peu, le geste de la prière s’incorpore en elle. Le matin de Vendredi-Saint 1942, elle écrit: «mon corps tout entier est parfois parcouru du mouvement naturel de vouloir s’agenouiller, ou plutôt non, c’est autre chose: on dirait que le geste de l’agenouillement est modelé dans tout mon corps, je le sens parfois dans tout mon corps. Parfois, dans des moments de profonde gratitude, il me vient un besoin irrépressible de m’agenouiller, la tête inclinée bien bas, le visage enfoui dans les mains.» (Écrits, p. 451)

Cette prière, durement apprise, l’accompagnera jusqu’à la fin, à travers toutes les épreuves: dialogue incessant avec Dieu, mais aussi recueillement, possibilité de reposer en soi, et surtout apprentissage de l’écoute, écoute de soi, des autres, du monde et de Dieu.

«On voudrait être un baume versé sur tant de plaies», écrira-t-elle sur la dernière page de son journal.