La Soupe populaire accueille sans distinction

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La Soupe populaire accueille sans distinction

Laurence Villoz
6 février 2014
Lausanne – De la lumière s’échappe par les vitres d’un grand hangar à la façade jaunasse, rue Saint-Martin. Sous la pluie et dans le froid, la Soupe populaire ouvre ses portes et se prépare à nourrir une population hétéroclite. Reportage un lundi soir de janvier.

Dans la file d’attente, Mukhtar* râle. «Avec ceux qui dépassent, la queue n’avance pas». Ce Somalien, rondouillard et moustachu, vient régulièrement manger à la rue Saint-Martin. «Je suis au chômage, ma femme aussi. Nous avons deux enfants. C’est difficile de joindre les deux bouts». Agé de 34 ans, cet homme de petite taille est arrivé en Suisse, il y a vingt ans. Aide-soignant de formation, il n’a plus de travail depuis plusieurs mois.

Chaque soir, le même rituel se déroule dans ce local chaleureux, aux murs peints en jaune, orange et vert. Une demi-heure avant l’arrivée des premiers participants, une quinzaine de bénévoles et trois employés de la Fondation Mère Sofia s’activent pour mettre en place les repas. Dans la salle, dix tables recouvertes de plastique coloré attendent les bénéficiaires. D’un côté, un bar à pain et à légumes propose des vivres à l’emporter. De l’autre, un long buffet où de la nourriture est distribuée à ceux qui mangent sur place. «Toutes sortes de personnes viennent ici et pas que des gens qui sont à la rue. Il y a des étudiants, des personnes âgées, des gens qui viennent de débarquer en Suisse, et certains arrivent même avec leur ordinateur portable», explique Théo, un des deux intervenants sociaux, en allumant des bougies au centre des tables. Créée en 1992 par l’aumônière de rue, Mère Sofia, la Soupe populaire accueille tout un chacun gratuitement.

De la nourriture en abondance

Avant l’arrivée des participants, les bénévoles déchargent les caisses d’aliments qui sont livrées par fourgon. Une partie vient des surplus des supermarchés et l’autre des invendus des boulangeries lausannoises. Du pain, des légumes, des pâtisseries, des sandwichs et des plats chauds. Ce soir, les cuisiniers ont préparé des spaghettis à la sauce aux légumes et du potage aux poireaux, ainsi que trois salades, une verte, une autre de quinoa aux crevettes et la dernière de pommes de terre. Pour le dessert, il y a du tiramisu, de la salade de fruits et des gâteaux en abondance.

«Je prends aussi de la nourriture que je ramène à ma famille, des pâtisseries pour les enfants et des croissants pour le petit-déjeuner de demain», dit Mukhtar*, dans un français parfait, toujours dans la file d’attente. Lentement, cet homme polyglotte se rapproche du comptoir où les repas sont distribués. Salman*, une connaissance de Mukhtar*, dépasse toute la file et le rejoint. Il est lui aussi somalien. Les écouteurs vissés sur les oreilles, il s’excuse d’avoir doublé tout le monde. Ils vont enfin recevoir ce qu’ils sont venus chercher.

Des cuisines sans eau chaude et sans four

Les plats chauds ne sont pas préparés sur place mais dans un abri de la protection civile à Prilly. «Nous allons bientôt déménager les cuisines car elles ne sont vraiment pas pratiques. Il n’y a ni eau chaude, ni four. Je me réjouis de pouvoir faire des gratins», explique Michel, cuisinier bénévole depuis quatorze ans. Assis sur un tabouret de bar, il sirote un café. Avec son physique imposant et un bonnet blanc enfoncé sur la tête, il a l’air d’un vieux marin. Son pull retroussé sur les avant-bras laisse apparaître des tatouages. Avant de faire la cuisine, il est venu manger pendant plusieurs années. «En décembre, j’ai fêté mes 100 000 repas, préparés pour la Soupe», ajoute-t-il fièrement, son sourire découvre trois dents qui dansent dans toutes les directions. Ce soir, il a préparé des plats pour 210 personnes.

La salle est remplie. Le 90% des participants sont des hommes. «Ce sont pour la plupart des pères de famille qui ramènent de la nourriture à la maison, après avoir soupé ici», précise un intervenant. Une dizaine de personnes est assise à chaque table et, ce soir, la grande majorité n’affiche pas de signes extérieurs de pauvreté excessive. Un couple de personnes âgées, assis à deux tables différentes, se parlent en se vouvoyant: «Robert, avez-vous goûté la salade?». Non loin d’eux, un homme avec de petites lunettes, à l’allure d’un professeur universitaire et vêtu d’une chemise bleu clair, sert des verres d’eau à ses convives d’un soir.

Mais où vont manger les SDF accoutrés de cinq couches d’habits et les Roms qui errent la journée dans les rues de Lausanne? «Les Roms viennent par période», explique Lisa Rubli, la directrice adjointe de la Fondation Mère Sofia. «Actuellement, nous supposons qu’ils ont trouvé un abri pour quelque temps. Les toxicomanes et les SDF font, aussi, partie des bénéficiaires réguliers de la Soupe, mais ils ne sont pas là, tous les soirs», précise Lisa Rubli.

Un repas convivial et bon enfant

A table, Stéphane*, un jeune type de 26 ans, dévore son plat de spaghetti. Vêtu d’un bas de training noir et d’un sweat rouge, ce Lausannois vient tous les soirs depuis plusieurs années. «Alors que j’étais en apprentissage, ma mère m’a mis à la porte. Je me suis retrouvé à la rue, je n’avais rien, c’est à ce moment-là que j’ai découvert cet endroit». Bien qu’il ait terminé son apprentissage, Stéphane* est au chômage depuis une année. «J’ai très peu d’argent, alors je me nourris ici. Je prends toujours deux sandwiches en plus pour mon repas du lendemain à midi».

En face de lui, Jemal*, un grand mec au physique athlétique, habite au centre pour réfugiés à Bussigny. Ce jeune Ethiopien, qui a étudié l’anthropologie, est arrivé au centre d’enregistrement de Vallorbe, il y a six mois. «Chez moi, je travaillais au musée national dans la capitale, mais à cause de problèmes, j’ai dû m’enfuir. On allait me tuer». Il n’explique pas précisément les raisons de sa fuite mais raconte, dans un anglais approximatif, une histoire confuse de dealers de cocaïne. Au bout d’un moment, il sort sa tablette numérique pour vérifier quelque chose, puis la remet dans la poche intérieure de sa veste.

A côté de Jemal*, Yaasir* n’arrête pas de parler, en Somalien, avec d’autres participants assis à la table. Il révèle, en anglais cette fois, qu’il habite dans un hôtel à Cheseaux depuis trois ans. «Je viens ici car il n’y a pas de cuisine dans ma chambre. J’aimerais vraiment avoir un logement et pouvoir me faire à manger». Ce quarantenaire vient régulièrement et connaît tous les Somaliens présents ce soir-là.

Mukhtar*, à l’autre bout de la table, finit tranquillement son assiette. La nourriture est bonne et abondante. «Je suis musulman, je mange halal et je ne bois pas d’alcool». Vers 21h, la salle commence à se vider. Mukhtar*, les bras chargés de provisions pour sa famille, rentre chez lui, à quelques rues de là.

*prénom d’emprunt

Cet article a été publié:
Sur le site web du quotidien vaudois 24 heures.