Doctors & Death»: c'est la saison...

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Doctors & Death»: c'est la saison...

Jean Martin
30 octobre 2013
Fête des morts, Halloween, la Toussaint... c'est le moment de sortir les cadavres du placard ou du moins d'entrebailler la porte d'une salle de dissection pour étudiants en médecine à Lausanne. Jean Martin a lu pour vous une publication stimulante du groupe «Doctors & Death»*.


«Doctors & Death » est un programme de l'association des étudiants en médecine de Suisse (SWIMSA), qui s'intéresse à ce qui se passe autour de la mort dans le monde de la santé. « Nous commençons nos études, peut-on lire sur leur site web, par l'anatomie sur des cadavres, ce qui ne laisse personne indifférent.»

«Les étudiants sont ensuite confrontés à la vie en clinique, avec les pronostics sombres, les accidents, les colloques en équipe, les familles et... les patients. Difficile de devenir un professionnel de santé et de se confronter à la mort, la souffrance, la rupture.»

Des projets ont été développés dans ce cadre par des groupes d’étudiants de Berne et Lausanne. Les animateurs de l’initiative lausannoise disent dans l’introduction à leur publication: «Confrontés au corps mort [par les séances de dissection], nous avons voulu réfléchir au sens à donner à notre vécu. Rapidement, nous avons compris que ce n’était que la première marche d’un face à face avec la mort qui nous accompagnera tout au long de notre expérience médicale.»

«Rester seul face à ces expériences n’est pas la solution aux interrogations devant ces territoires inconnus, ces peurs, ces doutes. C’est pourquoi nous avons sollicité différentes personnes pour qu’elles partagent avec nous leurs impressions lors de ces moments forts.»

«Quand nous avons dû commencer la dissection d’un corps entier, ma priorité n’a pas été de me précipiter dans l’action, mais de remercier la personne ici présente. Je n’arrivais pas à me dire que ce n’était qu’un cadavre. J’ai donc murmuré ‘merci monsieur’ et j’ai incisé du menton au sternum ».

Dissection dans la formation: un rôle initiatique?

Pratiquement: «Il a fallu s’approcher de notre table de dissection. C’était un peu comme faire connaissance avec quelqu’un, en l’occurrence notre cadavre. On l’a observé en entier, comme pour l’apprivoiser.» Un autre: «En sentant la résistance de la peau sous la lame de mon scalpel, je me rendis brusquement compte que je découpais un corps humain et toutes mes idées auparavant si claires commencèrent à se bousculer dans ma tête.»

Selon Pierre-André Michaud, vice-doyen lausannois pour l’enseignement, «force est de constater que l’enseignement de l’anatomie évolue: le développement fulgurant des techniques d’imagerie, l’apparition des technologies de simulation, tout cela oblige à réfléchir à la place qu’occupera à l’avenir l’enseignement de sciences de base dans le curriculum.» Il conclut toutefois qu' «il y a dans l’enseignement des sciences fondamentales, y compris l’anatomie, une étape de formation de l’esprit indispensable.»

Dans une autre contribution: «On pourrait à vrai dire, pour la plupart des futurs médecins, renoncer à la dissection, les moyens électroniques permettant d’apprendre le corps humain, y compris en 3D, sans disséquer». Mais plusieurs relèvent un rôle de rituel initiatique des séances de dissection: «Ne faudrait-il pas voir dans cette singulière pratique un moment-clé de la formation médicale, assimilé à un rite corporatiste, tissant chez les étudiants des liens particuliers », en rapport avec un enseignement qui a son côté caché, presque secret?

«De quoi avez-vous peur? C’est moi qui meurs!»

Des interrogations fondamentales sont posées sur l’évolution nécessaire des attitudes au sein du corps médical et chez d’autres professionnels. Une responsable de gériatrie relève: «La mort reste-t-elle indéfiniment un échec de la médecine? Ou son acceptation et l’accompagnement du malade jusqu’à sa fin font-ils partie intégrante du projet thérapeutique que l’on construit avec lui?»

Durant ses études et le début de son activité médicale, la mort n’avait jamais été présentée comme faisant partie d’un projet de soins. «On nous enseignait comment traiter les malades et repousser la mort (…) Je souhaiterais qu’on m’ait parlé de la mort de mes futurs malades.» Souvent encore aujourd’hui, «on n’en parle pas, d’un commun accord tacite entre médecin et malade. Pourtant les malades y pensent souvent, quotidiennement peut-être.»

Tiré d’une recherche sociologique auprès de bénévoles: «Incontestablement, la confrontation aux patients mourants peut être l’occasion d’un échange, mais elle repose sur une base paradoxale: elle allie une forme d’empathie, d’une part, et d’altérité irréductible, d’autre part. L’un reste et l’autre part (…) L’engagement des bénévoles se caractérise ainsi par une scission entre le souci réel qu’ils ont pour les patients et le souci qu’ils ont pour eux-mêmes, leur envie de vivre une expérience particulière». Il n'est pas exclu que cette situation touche aussi les professionnels.

Tiré d’un témoignage américain d’une élève infirmière mourante: «Je suis le symbole de votre peur, de ce que nous savons que nous devrons tous affronter un jour. J’ai conscience de votre peur et elle accroît la mienne. De quoi avez-vous peur? C’est moi qui meurs!»

‘Il ne faut pas leur voler leur mort’

Un étudiant se souvient, à propos d’un médecin suivant des patients sidéens: «Il nous a demandé combien d’entre nous s’étaient intéressés à l’anamnèse spirituelle de nos patients. Le silence gêné de l’assemblée en disait long sur la réponse.»

Le même auteur, plus loin: «Comment pouvons-nous décider aujourd’hui qu’il est temps de laisser s’en aller nos patients ou nos proches? J’aimerais reprendre l’expression d’un médecin-chef qui disait en parlant des mourants ‘Il ne faut pas leur voler leur mort’- dans un monde où la médecine apporte de plus en plus de solutions pour prolonger la vie, mais oublie peut-être de reconnaître ses limites à cause de sa soif de maîtrise. Il est important pour le médecin d’accepter un non-savoir et un laisser-être respectueux de l’être intime des sujets.»

Et des remarques quelque peu provocantes de Gian Domenico Borasio, chef du service de soins palliatifs du CHUV: «On demande souvent aux médecins de soins palliatifs comment ils font pour supporter une telle activité professionnelle (…) Or, c’est exactement l’inverse. Le travail en médecine palliative et dans l’accompagnement en fin de vie est un grand cadeau.»

Plus loin: «En tant que médecins ou infirmiers en bonne santé, nous devrions nous garder de nous apitoyer sur les ‘pauvres malades’. Car nous ne savons pas si ce n’est pas, en vérité, le contraire, à savoir que c’est nous qui sommes à plaindre et avons plus besoin de l’aide de nos patients qu’eux de la nôtre.»

La mort dans la société

Un médecin de service d’urgences enchaîne: «De nos jours, s’il est incontestablement demandé au médecin de repousser les limites de l’existence humaine, ce à quoi il est largement formé, est-il pour autant préparé à assumer ce rôle de passeur, au sens mythologique du terme, que la société lui attribue de manière implicite?». Très bonne question. Avec une citation d’un texte évoquant le «rapport entre les mourants et les bien-portants, progressivement déplacé au point de ne plus concerner que le seul corps médical (…), la mort a été repoussée dans les coulisses de la scène sociale.»

Vincent Barras, le directeur de l’Institut d’histoire de la médecine défend la thèse inverse: «Le théâtre de la mort, qui s’est médicalisé au fil des deux derniers siècles au point qu’on a pu parler de confiscation de la mort par la médecine, est aujourd’hui marqué par la multiplication des acteurs. Ethiciens, politiciens, citoyens etc. disputent plus que jamais à la médecine son droit exclusif d’intervention et d’expertise sur la mort.»

Il termine par une question interpellante: «Dans quelle mesure faut-il comparer l’histoire des institutions de naissance (maternité, professions de l’obstétrique, procréation médicalement assistée) avec celle des institutions de mort (dissection, morgue, professions thanatologiques)? Dans quelle mesure une thanatologie au sens strict du terme peut-elle prétendre au même statut épistémologique que la biologie, vu l’asymétrie fondamentale de leurs objets?»

*LIRE: Marc-Antoine Bornet et al. (dir. publ.). La mort: une inconnue à apprivoiser». Lausanne: Editions Favre, 2013.