Lettre d’un vieux à sa vieille Église
On se connaît depuis longtemps, depuis toujours. Dans ma génération, celle des vieux d’aujourd’hui, l’appartenance se transmettait des parents aux enfants. Comme on est de vieux amis, je te le dis: tu me fais de la peine.
Par Nicolas Friedli
Tu sais, c’est très difficile pour moi de te dire ce que j’ai sur le cœur. Dans ma génération, celle des vieux d’aujourd’hui, on ne prend jamais la plume pour dire ses sentiments. On est pudiques, pas comme sur les réseaux sociaux et les blogs.
Mais surtout, dans ma génération, celle des vieux d’aujourd’hui, on ne se permet pas de critiquer l’institution, quelle qu’elle soit. L’institution, c’est sacré, qu’elle soit Église ou non.
Je sais que je ne serai plus vieux très longtemps et, dans un élan, je déroge aux principes de ma génération pour essayer de te dire ce que la sagesse m’a appris. Ça doit te faire drôle de recevoir une lettre; les jeunes n’écrivent plus et les vieux ne t’ont probablement jamais écrit...
Tu sais qui je suis...
On se connaît donc depuis longtemps. Tu étais là avant moi, tu seras là après. Tu m’as vu vieillir et tu célébreras mon service funèbre.
Pour toi, je suis un fidèle, dans tous les sens du terme. Je fréquente tes cultes avec le plus de régularité possible. Même si, ces dernières années, mes problèmes physiques me clouent parfois chez moi.
Je participe encore aux activités qui me sont proposées: je vais au café, je suis des études bibliques. Et je lis ce que tu me proposes, dans ton journal d’Église.
Je fais partie de ton public acquis, celui qui ne te quittera qu’avec la maladie ou la mort. C’est très précieux pour moi de te savoir à mes côtés comme de savoir que tu seras aux côtés de mes proches au moment de mon départ. J’espère que c’est précieux pour toi, aussi, de savoir que tu comptes.
... mais tu ne me connais pas
Ces dernières années pourtant, le monde a changé. C’est presque un slogan que de dire cela. Le monde a changé tellement souvent. J’ai connu la Seconde Guerre mondiale, la Guerre froide. J’ai connu les Trente Glorieuses; mes enfants et moi avons vécu un temps béni. J’ai connu Mai 68, que j’ai observé à distance, un peu inquiet. J’ai connu la chute du Mur de Berlin. J’ai vu le 11 Septembre en direct.
Ah, le 11 Septembre! Depuis là, tout va si vite. Pour moi, parce que je suis dans mes dernières années, dans ma vieillesse. Pour toi, parce que tu sembles vivre l’inimaginable: des réductions de postes, un statut friable, une désertion.
Depuis une dizaine d’années, j’ai l’impression que tu ne me connais plus si bien. J’ai l’impression que tu parles en mon nom, mais sans me reconnaître pleinement dans ce que tu dis de moi.
Sais-tu, ma Chère, que je lis désormais mon journal sur mon iPad? Mes enfants m’ont offert des cours d’informatique, puis une tablette tactile. Je peux agrandir le texte pour compenser, un peu, mes yeux qui déclinent. Et c’est plus facile de tenir un de ces appareils électroniques qu’un grand journal.
Mes petits enfants insistent même pour que je participe à un cours sur Calvin qui a lieu sur le web. Tu te rends compte, ma Chère, Calvin sur Internet. Ça me fait un peu peur, je ne me suis pas inscrit, mais ça me titille!
J’entends souvent dire que l’Église ne peut pas changer à cause des vieux comme moi — sais-tu, en passant, que l’on dit des seniors, c’est politiquement plus correct. Je ne veux pas me sentir coupable de cela. Change, comme le monde et comme moi ! Ne règle pas ton pas pour l’avenir sur celui, hésitant, de ceux qui sont ton passé.
Ne te rends-tu pas compte que j’attends que tu investisses toi aussi le web, les réseaux?
Propose-moi des jeux en ligne, intelligents. Des Chiffres et des Lettres, ça ne me motive plus. Offre-moi ton journal, toujours aussi intéressant, sur ma tablette.
Tu me crois incapable de suivre ces évolutions. Je les suis à mon rythme, certes. Et j’ai surtout l’impression de les suivre mieux que toi!
Je t’en conjure, arrête de prétendre que c’est à cause de moi que tu agis ainsi. Je ne t’ai jamais rien demandé, je me suis toujours laissé surprendre et j’espère qu’il en sera encore ainsi.
Prends soin de tes jeunes !
Tout ce que je te dis là peut t’étonner. En entendant mes amis — ils ne sont plus très nombreux, hélas! — j’ai parfois l’impression d’être encore plus seul. Ils disent souvent «Les jeunes sont l’avenir de l’Église!»
À chaque fois, je frissonne. Je sais que les jeunes d’aujourd’hui ne seront jamais vieux comme nous aujourd’hui. Si l’avenir, c’est de transformer les jeunes en vieux, je suis inquiet, parce que cela signifie que tu n’as rien compris. D’ailleurs, j’ai conscience de ne jamais avoir été jeune comme mes petits enfants. Je ne regrette rien, mais je le constate avec curiosité.
Ma chère Église, prends soin des jeunes d’aujourd’hui, c’est déjà bien suffisant. Après le 11 Septembre dont je te parlais, j’ai eu peur pour eux, pour mes petits enfants. Je me suis demandé dans quel monde de fous ils allaient vivre. Un monde dans lequel, au nom de la religion, on se permet des attentats et des guerres. Tu te rends compte? Au nom de la religion!
Continue à m’offrir des cultes, parce que c’est important pour moi. Mais mets ton énergie ailleurs. Donnes aux jeunes, qui sont l’Église d’aujourd’hui, des repères pour se comprendre: qui ils sont, dans quel monde ils vivent, à quoi ils croient.
Qu’importe la forme, fais-les réfléchir, bouscule-les, aide-les! Parle leur langage, va où ils sont, essaie de les comprendre.
Et arrête de les submerger de papier et de demandes de dons. Il ne les ouvrent même plus, ils sont toujours en mouvement, et savent tout juste ce qu’est un bulletin de versement... Mon petit-fils a monté une manifestation en utilisant wemakeit.ch; ton exemple, c’est lui !
Et si on se rencontrait ?
Mais je ne veux pas t’en dire plus sur les jeunes. C’est à eux, et à toi, de régler cela.
Si j’étais moins vieux, je te proposerais de te rencontrer à nouveau. Ce serait très présomptueux, à mon âge, de te promettre un bout de chemin ensemble. Mais rêvons un peu, ça te fera du bien.
Voilà ce que tu peux encore faire pour moi:
• m’offrir enfin un site web qui soit lisible malgré les déficiences de mon âge
• publier ton journal sur ma tablette
• m’offrir des jeux culturels, bibliques, théologiques
• me proposer une journée intergénérationnelle, pour que les jeunes m’expliquent Facebook
• me parler de toi, et me dire simplement que tu es là, pour moi, avant mon enterrement
Tu vois, mon Église, les années n’ont pas tué les envies. Je souhaite encore avancer. Je suis un peu triste, à mon âge, de devoir te «tirer en avant», mais je le fais parce que c’est nécessaire.
Ça m’a coûté beaucoup de dire cela, ma chère Église. Mais ma génération, celle des vieux d’aujourd’hui, sait qu’il y en a d’autres après elle. Pour elles au moins, sinon pour toi, ça valait la peine d’écrire cela.
Bon vent à nous deux!