Et si Benoît XVI n’avait pas été qu’un pape conservateur ?
Il ne s’agit pas ici de spéculer sur ce que l’histoire de la papauté retiendra réellement du pontificat de Benoît XVI, mais de mettre en évidence quelques éléments liés à son attitude, plus qu’à son discours, qui mettent bien en évidence, me semble-t-il, une inflexion non négligeable dans la compréhension du ministère pétrinien. Il s’agit plus, à vrai dire, de ce que l’on pourrait qualifier, avec les sciences sociales, d’«unintended consequences», de conséquences non-désirées, que d’une attitude proprement intentionnelle.
Changement de perspectiveDeux éléments permettent à mon sens de mettre en évidence ce changement de perspective. D’abord, c’est évident, la démission du pape. On aura beau rappeler maintes et maintes fois, avec les représentants de la curie et les plus éminents théologiens vaticanistes, que le Droit canon prévoyait depuis longtemps cette possibilité et que la décision de Joseph Ratzinger est totalement conforme à ce droit, il n’en reste pas moins qu’il s’agit là, tout le monde l’aura compris, d’un précédent historique.
La démission de Benoît XVI, même si elle devait se révéler le fruit d’un calcul de la part de la curie (hypothèse que rien, d’ailleurs, ne vient étayer à ce jour), souligne bien un changement de perspective quant à la conception même du rôle et du statut du pape. Si on la replace dans le contexte d’une théologie pontificale héritée d’Innocent III (pape de 1198 à 1216), et qui ne fut jamais remise en cause au sein de l’Église catholique, à savoir celle d’une conception du rôle du pontife défini comme « vicaire du Christ », la renonciation de Benoît XVI est non seulement une surprise mais aussi une véritable rupture dans la tradition de l’Église romaine.
Mais, plus que sa démission peut-être, c’est l’attitude même de Joseph Ratzinger en tant que pape qui constitue une rupture sans précédent par rapport au comportement de ses prédécesseurs. Non pas, une fois encore, du point de vue de ses idées, mais bien de son activité intellectuelle en tant que telle.Mais, plus que sa démission peut-être, c’est l’attitude même de Joseph Ratzinger en tant que pape qui constitue une rupture sans précédent par rapport au comportement de ses prédécesseurs. Non pas, une fois encore, du point de vue de ses idées, mais bien de son activité intellectuelle en tant que telle.
Car en proposant au public le fruit de ses réflexions théologiques individuelles dans son Jésus de Nazareth (trois volumes parus en français entre 2007 et 2012), en qualifiant son entreprise de «quête personnelle», ouverte à la critique (tome I, 2007, p. 19), et en signant son ouvrage du double nom de « Joseph Ratzinger-Benoît XVI », le pape démissionnaire mettait en évidence, nolens volens, le fait que son individualité intellectuelle n’était pas contrainte de s’effacer complétement devant sa fonction, fût-elle de droit divin.
Là encore, la démarche semble totalement inédite. Car c’est bien, en même temps, en tant que théologien et pape, individu croyant et vicaire du Christ, que Joseph Ratzinger prenait la plume pour défendre des idées somme toute assez conservatrices mais aussi pour entrer (ou retourner ?) dans l’arène théologique en offrant à la critique le fruit de ses réflexions. On notera d’ailleurs à ce propos, l’importance accordée à certains théologiens protestants dans la réflexion de l’auteur.
Même s’il le critique à plus d’une reprise, il est en effet significatif de constater que Benoît XVI n’hésite pas à donner la parole à Rudolf Bultmann (1884-1976), père de la démythologisation, pour lui concéder une part de vérité. A propos de la Résurrection, Joseph Ratzinger-Benoît XVI fait ainsi sienne, l’idée de Bultmann selon laquelle si la résurrection n’était que la réanimation d’un corps mort, une telle résurrection ne servirait à rien sur le plan existentiel de la foi des croyants (tome II, 2012, p. 287).
Certes, on ne le soulignera jamais assez, l’approche théologique de Benoît XVI, dans cet ouvrage, demeure largement conservatrice quant à ses options exégétiques. Mais là encore, il est frappant de voir que le pape «émérite» n’a pas hésité à mettre en débat ses conclusions en organisant en 2008, dans sa résidence d’été de Castegandolfo, une rencontre autour de son livre avec ses deux anciens collègues protestants de l’Université de Tübingen: Martin Hengel et Peter Stuhlmacher.
Là encore, Benoît XVI faisait preuve, qu’il l’ait voulu ou non, d’une individualité et d’un intérêt pour le dialogue intellectuel et interconfessionnel qui ne peut que trancher avec la conception d’un pape censé exprimer de manière collective et infaillible le dogme de l’Église catholique romaine.
Benoît XVI, un pape révolutionnaire à son corps défendant ? Laissons aux historiens des prochaines générations le loisir de répondre à cette question. Mais ce qui semble d’ores et déjà assuré, c’est que celle-ci ne manquera pas de se poser, quelle que soit d’ailleurs l’attitude de son successeur.
*Pierre-Olivier Léchot est docteur en théologie de l’Université de Genève et maître de conférences en histoire moderne à la Faculté de théologie protestante de Paris. Spécialiste de la théologie réformée entre la Réforme et les Lumières, il est l’auteur, entre autres, d’Un christianisme « sans partialité », paru aux éditions Champions en 2011, et d’une nouvelle édition de la Profession de foi du vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau, parue chez Labor et Fides en 2012.