Genève, une République amnésique
Cela n’implique pas nécessairement, comme on semble le croire à Genève, que l’état soit
antireligieux, ni que l’état n’ait pas de lien avec certaines églises, qui dans le passé ont façonné
son identité. Le ministre de l’Intérieur de la très laïque République française est aussi ministre des
Cultes.
Au début de ma carrière d’enseignant, les églises catholiques et protestantes avaient encore des liens avec l’Etat genevois, puisque seul le budget des cultes avait été supprimé en 1907. Les pasteurs et les prêtres avaient une place dans les bâtiments scolaires, où un enseignement religieux, souvent oecuménique se donnait après les cours.
Les programmes laissaient une place à l’histoire suisse et genevoise. Cette histoire est marquée par de longs conflits mais nul ne s’offusquait quand on les abordait. A l’occasion du 450ème anniversaire de la Réforme à Genève, la direction du cycle d’orientation me chargea de rédiger, avec quelques collègues, un petit ouvrage intitulé L’Indépendance et la Réforme, où nous expliquions que l’adhésion à la Réforme avait été le moyen par lequel les Genevois s’étaient débarrassés de leur seigneur, l’évêque, et de son encombrant suzerain le duc de Savoie. L’ouvrage reproduisait de larges extraits de L’Ordre du Collège, promulgué en 1559 pour que les élèves genevois puissent comparer leur 'malheureux sort' avec celui de leurs prédécesseurs.
Cette publication est la dernière que le Département de l’instruction publique ( DIP) a consacré à l’histoire du canton. L’histoire nationale fut réduite à la portion congrue tant par la réduction du nombre d’heures enseignées que par l’adoption d’une pédagogie socio-constructiviste, lente et inefficace, dont les tenants les plus extrêmes postulent l’abandon pur et simple du cours.
A la même époque, les effets de la déchristianisation de la société se firent sentir. Jusqu’alors en présentant l’histoire de la Réforme en Suisse et à Genève, j’avais toujours pu m’appuyer sur les connaissances d’un certain nombre d’élèves, tant catholiques que protestants. Beaucoup savaient encore ce qu’était un baptême ou une communion. Il savaient ce qu’était Pâques, Noël ou le Carême.
Brusquement cet apport manqua et il fallut tout expliquer. Mais pouvait-on le faire? Le professeur qui explique ce qu’est le christianisme ne fait-il pas de la propagande religieuse?Brusquement cet apport manqua et il fallut tout expliquer. Mais pouvait-on le faire? Le professeur qui explique ce qu’est le christianisme ne fait-il pas de la propagande religieuse? J’avoue l’avoir fait sans récolter d’autres ennuis que des remarques ironiques de certains parents qui trouvaient admirables par contre les collègues qui lors des cours de français ou de philosophie traitaient de billevesées (ils employaient un mot beaucoup plus grossier) les croyances religieuses et disaient tout le mal possible des sociétés obscurantistes «judéo-chrétiennes».
Les maîtres d’histoire n’ont pas été les seuls à souffrir de l’effondrement des connaissance de leurs élèves. Il est difficile d’expliquer Montaigne, Rabelais, Racine, Corneille, Rousseau, Voltaire, Hugo, Zola ou même Marx à des élèves qui n’ont pas la moindre culture biblique. La peinture des siècles passés est désormais inintelligible et la main invisible d’Adam Smith dont on nous rebat volontiers les oreilles lors des cours d’économie, perd sa signification profonde.
La vie scolaire est rythmée de vacances. Il y en a, entre autres, des vacances à Pâques et à Noël. A Noël, c’est une tradition séculaire, l’école primaire organise de petites fêtes. Est-il encore licite d’imposer cette fête à des élèves non-chrétiens? Je suis de ceux qui pense que c’est possible, il suffit d’expliquer aux élèves que les chrétiens, à Noël, fêtent la naissance du Christ, de dire brièvement qu’il est le fondateur d’une religion qui a laissé une marque profonde dans notre histoire.
Pour certains c’est trop, et ils transforment allègrement la fête de la Nativité en fête de la Lumière sans considérer une seule seconde que des parents chrétiens pourraient s’offusquer de ce que l’on vide une fête traditionnelle de son sens pour ne pas choquer ceux qui envoient leurs filles voilées à l’école ou ceux qui ne croient qu’en Mammon.
La question d’un enseignement de la culture bibliqueLa question d’un enseignement de la culture biblique ne tarda pas à se poser. Des contacts furent noués avec le DIP, un large débat s’engagea à l’issue duquel, le 22 septembre 2006 répondant à une motion du Grand Conseil, le Conseil d’Etat, que je cite dans la belle langue épicène officielle estima essentiel que «que l'enseignement du fait religieux soit mieux pris en compte dans les écoles publiques genevoises et charge le Département de l'instruction publique de prendre toutes les mesures utiles qui encourageront les enseignant-e-s à traiter du fait religieux dans leurs classes dans le respect de la laïcité à l'école. »
Tout était dit et bien dit. Hélas la garde pédagogique du DIP ne l’entendit pas ainsi et elle s’employa à noyer le poisson. Trois ans plus tard, le DIP éditait une brochure intitulée Grands Textes qu’un député exécuta fort justement en ces termes: «Exit le «fait religieux», bonjour un enseignement où entreront quantités d’écrits qui, pour être importants, ne sont pas liés aux grandes traditions religieuses. On va y étudier des textes représentatifs de la diversité culturelle de notre planète! Rien que ça ! Comment ne pas y voir la crainte d’un département devant l’enseignement du fait religieux, et qui noie cette richesse au milieu de textes qui n’ont pas de dimension sacrée ».
N’accablons pas cependant l’école, l’effacement du passé de la Rome protestante est le fait de la société toute entière.N’accablons pas cependant l’école, l’effacement du passé de la Rome protestante est le fait de la société toute entière. La Constituante genevoise a réaffirmé le caractère laïc de l’état sans définir un statut particulier pour les églises historiques, comme l’avait fait en son temps la Constituante vaudoise.
Elle aborda cependant le problème religieux par la bande et sans même s’en apercevoir en redéfinissant avec une inculture confondante les armoiries du canton de Genève qui sont aujourd’hui impossible à dessiner. Je m’en suis ouvert à quelques membres protestants et cultivés de cette assemblée.
Certains m’on dit que j’aurais dû leur en parler avant. D’autres qu’il fallait bien changer quelque chose, d’autres enfin qu’ils s’en moquaient. Ils n’avaient pas lu, semble-t-il, le Memento genevois d’instruction civique qui après avoir donné la définition exacte des armes cantonales ajoute un petit commentaire historique. Il affirme que la clef d’or posée en pal est un rappel des armes du Chapitre épiscopal et que le cimier, chargé du nom abrégé de Jésus, fut, en 1918, adopté comme un souvenir de la Genève des réformateurs.
Genève est aujourd’hui une république amnésique. Elle a oublié ses racines et perdu son identité. L’amnésie est une triste maladie mais quand elle est volontaire, elle devient un déni. Appartient-il au DIP de favoriser ce déni contre l’avis du Grand Conseil ? J’en doute.