Vivre? C’est maintenant!

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Vivre? C’est maintenant!

Lise Tran
4 février 2013
Véronique Laufer a pile 90 ans. A la fin de la deuxième guerre mondiale, la jeune théologienne genevoise partait à Caen en France avant de rejoindre Mayence en Allemagne pour participer à la reconstruction. Quand elle rentre en Suisse, le choc est rude. « D'un monde d'adultes où j'étais utile, je suis passée larbine au Moyen-Age! »

« Moi, c'est Véronique Laufer, je suis pasteure. Si vous voulez me trouver, j'habite à Morges. Si vous oubliez, ce n'est pas grave. Et merci pour votre liberté! », répond la nonagénaire à l'interpellation de notre voisin de table, visiblement intéressé par notre discussion. Puis elle revient à son récit et dans ce café genevois, elle remonte le temps.

Pendant la deuxième guerre mondiale, la jeune femme suit les cours du théologien néerlandais Visser-t'Hooft sur le marxisme et le nazisme. Elle n'est pas la seule: des étudiants français non-mobilisés et des étudiantes juives sont nombreux à suivre des cours à la faculté de Genève: « Dans ce milieu estudiantin, je me suis sentie prise dans un mouvement de résistance .»

Caen: Les Algériens déblayaient les décombres

La suite sonne comme une évidence, Véronique Laufer s'engage à la CIMADE, l'actuel Service d'entraide œcuménique français: « C'était la fin de mes études. C'était la fin de la Guerre. Il fallait partir! » Première étape, Caen en Basse-Normandie pas loin de la Manche. Dans cette ville en ruines où elle restera deux ans, la jeune femme accueille les ouvriers chargés de déblayer les décombres. Ce sont majoritairement des Algériens musulmans.

Et c’est là le premier contact de la pasteure avec l'islam. Pour celle qui vient d'un milieu protestant bourgeois où « la cuisine est le lieu des domestiques exclusivement », cette expérience à la CIMADE est déterminante: « Ce fut décapant! Cela m'a appris à regarder plus loin. »

Lorsqu’elle rejoint Mayence près de Francfort, son engagement prend une autre forme: « Sous Hitler, les jeunes Allemands avaient perdu la liberté de s’exprimer. Il fallait leur redonner la possibilité de parler », explique la nonagénaire en évoquant sa participation à la création d'une université dans la ville allemande.

D'un monde à un autre

1950, c'est l'année où Véronique Laufer revient en Suisse. Elle s'engage dans l'Eglise protestante de Genève. Pourtant, à la paroisse de Saint-Gervais, un autre univers l'attend: « D'un monde d'adultes où j'étais utile, je suis passée larbine au Moyen-Age! »

A cette période, les femmes travaillant en Eglise n'ont pas encore le statut de pasteure, mais d'assistante de paroisse: « Je ne faisais pas le culte: j'étais en charge des enfants... Je me défoulais là-dedans! » A cette difficulté s'ajoute une impression d'inutilité.

Le travail de terrain de la trentenaire n’est pas pris au sérieux. Sans compter l'absence de lieu de réflexion pour penser l'avenir de l'Eglise. « Pas la peine de vous expliquer ma joie lorsqu'on m'a offert une bourse d’études à l'Union Theological Seminary à New York! », s'exclame-t-elle avec énergie. «Une année riche en expériences œcuméniques», se rappelle la pasteure.

A son retour, après avoir travaillé au département jeunesse du Conseil œcuménique des églises (COE), Véronique Laufer est à nouveau appelée par la CIMADE, mais à Paris cette fois. «J'étais au Secrétariat Général, en charge de recruter les équipiers qui partaient en Algérie. Je pouvais à nouveau mettre mes compétence au service des autres.»

Retour dans les banlieues genevoises

Son pays d’origine la sollicitera pourtant à nouveau, en 1966. C'est la période qui voit se développer la couronne des banlieues genevoises. A Lancy sud où elle est appelée, Véronique Laufer découvre un quartier complètement neuf, où les Eglises sont alors à inventer.

«A la Commission des grands ensembles, nous cherchions à comprendre ce nouveau phénomène d'habitat et quelle Eglise nous voulions. C'était fou, on pouvait tenter plein de nouvelles expériences!» Comme l'invention de cultes et les projets de collaboration avec les catholiques.

Rebelle?

«Vous savez, j'étais un peu la femme alibi. Je n'étais ni menaçante ni dangereuse», analyse la pasteure sur un ton adouci. A ses yeux, c'est cela qui lui a permis d'être invitée à la Commission pastorale d'ensemble.

Il s'agissait alors de penser l'Eglise de Genève: «Tout bougeait à ce moment-là. Nous avons fait des études pour savoir qui étaient nos responsables au Consistoire: quels étaient leurs métiers, leur âge, combien de femmes y étaient représentées... C'était une façon nouvelle de faire, basée sur la sociologie et les science humaines.»

Si Véronique Laufer se défend d'avoir été une revendicatrice, elle a tout de même fait partie du groupe In But Still Out (IBSO), composé «d'un peloton de femmes théologiennes brillantes qui donnaient leur vision de l'Eglise».

A la fin des années soixante, elle se sent proche du mouvement contestataire du Manifeste des 22: «Pour ces Ministres, seul le baptême comptait. Ils rappelaient que la consécration, ce n'était pas une ordination. Ils ne voulaient pas se sentir au-dessus des laïcs...»

Véronique Laufer interrompt alors notre discussion pour sortir de son sac un feuillet de papier orange, «c'est rigolo, c'est moi qui l'ai écrit. C'était en 1979.» Ce feuillet, c'est l'invitation à célébrer la consécration de treize pasteurs et diacres dont elle faisait partie.

«Après de longues réflexions autour de la conception de la consécration, j'ai décidé qu'il fallait passer aux actes! On ne voulait pas faire ça à la cathédrale, on voulait quelque chose au ras des pâquerettes. J'ai même visité un night-club qui empestait le cigare, vous imaginez?»

Au final, ce sera une réussite: l’événement réunira deux mille personnes à la salle communale de Thônex. La fête pour tous, «femmes, hommes et laïques», c’était le souhait de la nonagénaire. Comme celui, indispensable, que l'homme et la femme représentent le visage de l'Eglise.

Vivre le présent

Son parcours, on le comprend mieux lorsqu'elle évoque son grand-père maternel. Professeur d'Ancien Testament à Lausanne, il partira en 1893 avec sa famille en Terre Sainte pour découvrir le pays dont il parlait durant ses cours. Le père de Véronique n'est pas non plus resté en Suisse. Théologien lui aussi, il sera le tuteur d'une enfant de onze ans pendant six mois en Palestine. Cette enfant devenue une jeune femme, il l'épousera. Et c'est elle qui mettra au monde Véronique Laufer.

C’est sa mère qui à ses yeux, est la plus avant-gardiste de la famille : «En 1909, elle a eu son baccalauréat ! Plus tard, elle a créé une association de femmes mariées, les Dames de Morges. Celles-ci sont à l’origine de la communauté des sœurs de Grandchamp.»

Que la nonagénaire se soit destinée au pastorat ne semble donc pas étonnant. Pourtant, elle admet avoir hésité. Ses doutes, elle les a confiés au pasteur Jean de Saussure: «Il était très orthodoxe. Il m'a répondu que ceux qui regardaient en arrière n'étaient pas dignes du Royaume de Dieu. Mais moi, je ne regardais pas en arrière! J'aimais mes études!»

«Et j'aime être une femme. Vous aussi, non?»

Aux yeux de Véronique Laufer, être une femme a été une chance. Cela a contribué à changer l'image sociale du pasteur: «A l'époque, c'était un notable qui habitait une cure immense, qui prononçait le discours du premier août. Avec les femmes, l'image est devenue moins cléricale.» Et de poursuivre, rieuse: «Et j'aime être une femme. Vous aussi, non?»

Enfin, lorsque Véronique Laufer évoque son célibat, un classique pour les premières femmes pasteures, on ressent là aussi sa volonté de ne rien regretter: «Je suis une bonne compagnie pour moi-même m'a dit un jour une amie. C'est vrai. Et puis, j'aime ma solitude. Le silence, cela manque de plus en plus dans notre société.»