Jobs n’est pas mort, il est avec nous
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Venu de nulle part, adopté par une famille inconnue, il se forge dans un temps chahuté par la guerre du Vietnam, et la menace de la guerre froide. Avec d’autres, il embouche la trompette de la rébellion et déclame l’utopie d’un monde meilleur.
Avant les autres, le prophète comprend. Il se lance alors dans l’univers froid et austère de la logique binaire. Il l’observe, il l’affronte, il la domine. Il adopte souris, icones et esthétique fonctionnelle, malgré les quolibets nombreux. Mais il s’en moque. Il se donne entièrement à son œuvre ultime. Rapidement, les premiers convertis arrivent. Ils suivent ce maître très exigeant, mais juste. Et les foules s’intéressent aussi à la parole numérique nouvelle. La troupe est encore fragile, la voie est étroite et les détracteurs sont nombreux.
Alors que son jeune mouvement s’affermit, il est soudainement rejeté par les siens. Il chancèle, il doute. Le génie incompris ne perd pas la flamme, mais il se purifie et se fortifie. Son charisme créatif ne cède pas à la tentation diabolique de renoncer à sa mission sur terre. Il fait bien. Après douze années de désert bien rempli, il entre en triomphe dans le Jérusalem de la Sillicon Valley : 1 Infinite Loop.
Lennon mystique L’icône de l’ascète au faciès émacié tient du Christ en paix comme du Lennon mystique. Désormais reconnue, sa prédication s’étend à la surface du globe. Son message est sans concession, sans partage. C’est le prix du salut qui libère du virus du péché. On l’accuse d’être sectaire, de cultiver le secret ? Une fois encore il s’en joue : L’homme au col roulé ne cède jamais aux sirènes des cravates.L’artiste visionnaire parvient alors au firmament de la gloire. Il a su rejoindre et comprendre l’humanité. Il est arrivé comme médiateur entre le neurone et le processeur. En quête permanente, il a pris les idées de son temps pour leur donner des sens nouveaux. Ses œuvres transforment le quotidien de millions d’individus. Son esthétique épurée, porteuse d’absolu, s’est nichée dans l’intimité de nos poches, de nos doigts, de nos oreilles, de nos alcôves. Il est présent partout.
Ses disciples abattus espèrent toujours, bandeau noir à l’écran, que résonne une fois encore son fameux et célèbre : « one more thing ».
Le phénomène « Jobs » n’est pas nouveau
Le phénomène « Jobs » n’est pas nouveau, mais il incarne à merveille un archétype christique. Comme l’évoque ce texte, la biographie du personnage regorge d’éléments dont la proximité avec la trajectoire du Nazaréen est troublante. Bien entendu toute relecture postérieure souligne immanquablement les éléments de proximité, omettant les autres dans un jeu qui ressemble furieusement à celui du « nuage en forme de visage».
Notre héritage judéo-chrétien a forgé des chablons en forme de messie, capables d’imprimer dans notre inconscient collectif des motifs devenus classiques. Jobs incarne sans doute un exemple particulièrement réussi de ce mécanisme. Sa biographie, autant que les produits de son entreprise, sont aujourd’hui portés aux nues alors qu’ils étaient jadis décriés.
Christ souffrant et visionnaire rebelle
Les thèmes du Christ souffrant, du prophète incompris, du prédicateur enflammé et du visionnaire rebelle se superposent. Avant d’être un businessman accompli, il ne faut jamais oublier que le prodige est un pur produit de la contestation beatnik des années 60. En s'appuyant sur le livre de Georges Orwell, la première publicité du Macintosh, en 1984, en témoigne assurément. Plus tard, le slogan « think different » s’y réfère encore.
Jusqu’à récemment, un soupçon d’anticonformisme a longtemps entouré les ordinateurs pommés et leurs utilisateurs. La répartition minoritaire, les prix exorbitants comme la fermeture technologique ont entretenu l’idée d’une élite d’initiés.
Face sombre
Mais le « baba » de jadis se double d’un utopiste. Il rêve d’une technique au service de la communion des hommes et de l’harmonie planétaire. Son discours de 2005 à l’Université de Standford ne trompe pas. Avec une soutane et trois versets bibliques, son prêche aurait eu de quoi ramener à la foi à une horde d’athées endurcis. L’idée est de mettre l’informatique à l’écoute de l’individu, et non le contraire. Mais cet angélisme de bon aloi cache une face sombre.
Car la bonne technologie s’associe à l’idée de la bonne parole : elle est de l’ordre d’une vérité qui réclame une adhésion. Son rejet est un péché. La nécessaire définition de normes techniques, s’apparente de l’idée d’une proclamation de dogmes. Dans un marché de concurrence, il s’agit d’imposer ses normes dans une lutte économico-technique sans merci. Souvent les normes les plus populaires ne sont pas les plus fiables. Il en va de même dans les systèmes religieux : un tel terrain est fertile pour toute guerre idéologique.
Apprendre à utiliser les choses et aimer les gens plutôt qu'aimer les choses et utiliser les gens.Plus insidieux et moins moralisant : l’électronique s’est progressivement nichée dans notre quotidien de manière incomparable. Non seulement par le rôle utilitaire qu’elle joue un peu partout, mais aussi et surtout par la séduction affective associée à nos iBidules. On doit, paraît-il à un certain John Powell, une sentence fort appropriée : « Pour vivre pleinement, nous devons apprendre à utiliser les choses et aimer les gens plutôt qu'aimer les choses et utiliser les gens. »
Le téléphone et les autres gadgets sont devenus des objets transitionnels. Simple béquilles psychologiques, ou médiateurs évolués entre l’humain et la machine, ils ont remodelé notre rapport au monde et aux individus. C’est exactement ce que font les traditions religieuses, vénalité mise à part.
Parce qu’il ne faut pas être dupe : les enjeux financiers sont considérables et la bonne parole sert avant tout à faire d’un simple citoyen un consommateur captif. Comme souvent en matière d’histoire des religions, la parole libératrice d’un jour s’est muée en discours aliénant. Apple n’est pas une religion, mais elle en porte les traces parce que, par-delà les différences de visées, l’humain du XXIe siècle est encore et toujours un Homo religiosus. JCE
*BIO EXPRESS
La trajectoire éclectique de Jean-Christophe Emery passe par l’électronique, l’informatique et les sciences de l’éducation avant d’obliquer une première fois pour la théologie et le pastorat puis, une seconde fois, pour le journalisme.
Dans l’exercice de son métier, au sein des Emissions Religieuses de la RTS, il anime l’émission Hautes Fréquences sur La Première.
Aussi passionné de phénomènes religieux et de spiritualité que de bases de données et de sites web, il combine ses fonctions à la tête du service protestant de radio avec la gestion des projets numériques de Médias-pro, le département des médias protestants rattaché à la CER (Conférence des Eglises réformées Romandes).
Marié et père de trois jeunes enfants, il joue du piano debout, mais c’est peut-être un détail pour vous (!).