Max Frisch : « Tu ne te feras pas d’image »
Dans son Journal 1946-1949, s’inspirant du deuxième commandement dans le Décalogue, qui interdit de se faire une image de Dieu et de ses créatures dans les cieux, sur la terre et dans les mers (Exode 20, 4), Frisch réfléchit au problème des images préconçues que nous nous faisons les uns des autres.
Ce qu’il y a de merveilleux dans l’amour, c’est qu’il nous tient en suspens, en plein dans la vie.
L’image toute faite s’oppose à l’amour . « Ce qu’il y a de merveilleux dans l’amour, c’est qu’il nous tient en suspens, en plein dans la vie ». Lorsque nous aimons, nous sommes prêts à cheminer avec l’autre « dans tous ses épanouissements possibles ».
L’image préconçue, en revanche, bloque tout : nous ne sommes plus prêts à l’aventure avec l’autre, nous croyons déjà tout savoir à son sujet, et quoi qu’il fasse, nous le mesurerons toujours à cette opinion que nous avons de lui. « Aussitôt que nous croyons connaître l’autre, c’est la fin de l’amour ».
Un peu plus loin dans ce même journal, Max Frisch imagine une histoire intitulée Le Juif andorrois, dont il fera, quelques années plus tard, la pièce de théâtre Andorre. C’est l’histoire d’un jeune homme que tous les habitants d’Andorre, un petit pays quelque part dans les montagnes, prennent pour un Juif. Dès lors, ils ne voient en lui que les comportements qui confirment ce préjugé et les lui insinuent sans cesse.
Confronté à cette image, le jeune homme s’y conforme peu à peu : il est peut-être bien Juif, il se sent Juif finalement, il se comporte comme un Juif. Ainsi, Andri (allusion à « der Andere », l’autre !) finit par être ce qu’on pense de lui. Au lendemain de sa mise à mort, on découvrira ce que lui-même ne pouvait savoir : il était un enfant trouvé, de parents tout aussi andorrois que tous les autres !
Mais n’avons-nous pas, nous aussi, nos « Andri », nos autres, dont nous nous faisons trop souvent des images préconçues : ces étrangers qui nous envahissent, ces requérants d’asile qui viennent profiter de notre bien-être, ces musulmans qui menacent les grands acquis de notre culture, ces handicapés qui abusent des prestations de l’assurance-invalidité, ces chômeurs qui réclament du soutien au lieu de se débrouiller pour retrouver du travail, ces jeunes qui n’ont plus aucun respect, ces vieux qui nous coûtent cher, etc.
Et si nous apprenions à redécouvrir l’autre sans image toute faite ?
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