A Lutry, la paroisse recommande de ne pas donner d'argent aux mendiants roms

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A Lutry, la paroisse recommande de ne pas donner d'argent aux mendiants roms

Fabien Hünenberger
28 mars 2011
Mi-décembre, la paroisse réformée de Lutry a demandé à ses fidèles de ne plus faire l’aumône devant le temple. En cause: un sentiment d’envahissement et la peur d’alimenter des réseaux de mendicité. Les paroissiens sont partagés. Reportage.


Dix heures sonnent au clocher du temple de Lutry. Assis sur une petit banc à une dizaine de mètres de l’église, Johan et Jordan attendent le début du culte dominical. La conversation à peine engagée, il devient évident qu’ils ne sont pas venus chanter des cantiques: « S’il vous plaît, donnez-moi 10 fr. pour manger aujourd’hui ! »


Grand manteau brun, casquette stetson vissée sur le crâne, épaisse barbe noire, Johan, 30 ans, vient de la région d’Alba Iulia, dans le centre de la Roumanie. Jordan, 25 ans, anorak noir, détaille son parcours dans un français hésitant. « C’est la première fois, ici, pour moi. J’ai cherché du travail et j’ai pas trouvé: à Lyon, Paris, Grenoble, Avignon, Nîmes,… ». Sans métier ni formation, les deux hommes ont vainement cherché un travail agricole ou sur un chantier. Ils se donnent encore quelques semaines pour rassembler un peu d’argent et reprendre le bus pour rejoindre femme et enfants en Roumanie.

Mendier devant une église est-il plus payant qu’ailleurs ? « Il n’y a pas de différence », tranche Yohan. Par contre, les deux hommes reconnaissent qu’il y a moins de « concurrence » à Lutry qu’à Lausanne. Et comment réagissent-ils au soupçon d’appartenir à un réseau qui les amènerait en voiture sur les lieux de mendicité ? « Non ! On est venu à pied depuis "La Marmotte" », réplique Johan, pointant du doigt les baskets de Jordan, à deux doigts de rendre l’âme. "Que lui et moi"

A Lutry, les cloches se mettent à sonner. Johan interpelle un monsieur âgé au fort accent vaudois. Coup de chance: une thune finit au fond de son gobelet. Le paroissien sait-il qu’il a transgressé la consigne donnée par la paroisse ? « Oui, je sais. Mais ça ne regarde que moi et lui. »

Le flot de paroissiens s’intensifie et les deux mendiants se plantent à côté de la porte du temple. Mais la pasteure intervient immédiatement et les chasse. A la sortie du culte, Johan et Jordan ont disparu. « Ils sont partis, les deux gaillards ? » demande un paroissien. « Je n’apprécie pas leur présence ici. On pense qu’ils n’ont pas à mendier devant le temple. Un panier pour manger et boire, ça ne leur suffit pas ? »

Une dame prend le contre-pied: « Je leur donne à manger et de l’argent. Avec du temps, dans 10 ou 20 ans, on trouvera une solution humaine. Je peux comprendre la paroisse, mais je pense qu’on a besoin d’argent pour vivre dignement. »

Un monsieur est plus catégorique : « J’ai été en Amérique du Sud, on m’avait dit de jamais donner d’argent. En Suisse, je ne vois pas de raison qu’il y ait des mendiants. »

Une femme, qui applique la consigne paroissiale, dit son malaise: « Je suis tiraillée. Certains disent qu’ils viennent de Lyon et que c’est une mafia. D’autres que ce sont des familles qui sont à Lausanne et qui font vivre leur famille en Roumanie. Auquel cas, donner de la nourriture ne suffit pas. On nous dit de donner à des œuvres comme l'EPER, mais je souhaiterais qu’on s’organise pour soutenir éventuellement une des familles ici. »

"Une forme de culpabilité"

« Nous invitons nos fidèles à ne pas donner de l’argent, qui ne profitera probablement pas à celui qui le reçoit », a fait savoir, mi-décembre, la paroisse réformée de Belmont-Lutry. Un texte rédigé suite à la visite bruyante de trois mendiants roms entrés dans le temple pendant le culte pour y demander l’aumône.

« On a remarqué que nos paroissiens étaient quelque peu gênés », affirme Françoise Christinat, présidente du Conseil de paroisse, inquiète du fait que cela puisse nuire à leur recueillement. Elle rappelle que la paroisse tient chaque semaine une sac de nourriture à disposition des mendiants et invite les paroissiens à faire des dons aux œuvres actives dans les pays d’origines des mendiants.
Les Eglises face au dilemme de l'aumône


Donner ou ne pas donner au mendiants roms? Les Eglises réformée et catholique vaudoises ne donnent pas de consigne à leurs paroisses. A elles de trouver des solutions. Sur le plan politique aussi, le canton laisse chaque commune libre de donner une réponse. A Lausanne comme dans d'autres villes du canton, la solution proposée par la paroisse de Lutry-Belmont semble faire mouche.

«Avec les Roms, chacun est renvoyé à sa richesse relative et à son impuissance face à la très grande pauvreté», soulignait le théologien Daniel Marguerat lors d'un débat organisé la semaine dernière à l'Eglise St-Laurent à Lausanne. La question gagne en intensité dans les Eglises, dont l'un des messages centraux est de venir en aide aux plus démunis.
Manquent-elles à leur mission en refusant l'aumône ? Pas sûr.

Pour les héritiers de Calvin, il est difficile d'accepter que la gestion de la pauvreté régresse. Car en laissant réapparaître la mendicité dans les rues, loin de l'Etat social, nos sociétés en reviennent à des formes de pauvreté que les Réformateurs avaient combattues au 16e siècle déjà. T. B.

Cet article a été publié dans :

Le quotidien vaudois 24 heures le samedi 26 mars, sur la base de l’émission « Hautes Fréquences » du dimanche 13 mars sur RSR La Première.