Evangéliques au Pérou : un regard catholique

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Evangéliques au Pérou : un regard catholique

Véronique Lecaros
17 janvier 2011
Une rue au Pérou © Wiki Internautes

En Amérique latine, le pourcentage des catholiques a fortement diminué ces dernières années, au profit de groupes évangéliques plus à même à s’adapter à l’évolution de la société. Dans le cadre d’une thèse de doctorat en théologie, Véronique Lecaros a étudié ce phénomène au Pérou. Elle propose quelques réflexions autour des raisons et des modalités de cette transformation.


, Doctorante en théologie à l’Université de Strasbourg, Choisir*

Il y a 20 ans, un éminent spécialiste nord-américain, David Stoll, écrivait un livre au titre provocateur, L’Amérique latine est-elle en train de devenir protestante ? La plupart des catholiques pensaient alors que la vague protestante se dissiperait rapidement. Les prédictions des uns et des autres se sont révélées fausses.

La majorité des Latino-Américains restent fidèles à leur tradition, cependant, les « évangéliques », comme ils sont appelés populairement dans la région, constituent aujourd’hui une minorité significative et bien installée. Leur nombre est en constante progression, même si le rythme des conversions s’est ralenti depuis quelques années.

D’à peu près 10 millions en 1960, les évangéliques sont passés à environ 100 millions au début de ce siècle (20 % de la population latino-américaine). Au Pérou, selon les recensements officiels, en 1972, il y avait 96,4 % de catholiques pour 2,5 % d’évangéliques ; en 2007, la proportion était de 81,3 pour 12,5, avec encore 3,3 % pour les autres groupes (mormons, témoins de Jéhovah, adventistes) et 3 % pour les sans religion.
Communauté chaleureuse Dans l’anomie régnant dans les immenses mégapoles du Sud, les citadins, pour la plupart débarqués depuis peu de leurs campagnes, retrouvent dans les groupes évangéliques une communauté chaleureuse où leur est proposée une expérience de foi, dans des célébrations enthousiastes, animées par de véritables orchestres.

L’Amérique latine est un continent jeune, en pleine transformation. Les groupes évangéliques, dont la caractéristique majeure est la flexibilité, innovent constamment en réponse à l’évolution de leurs fidèles. Aucune instance régulatrice, si ce n’est les lois civiles, ne limite leurs initiatives : les désaccords entre dirigeants d’un même groupe se règlent par la scission, d’où la multiplication des églises évangéliques. Ce qui était vrai il y a dix ans ne l’est plus vraiment aujourd’hui.

Si l’on prend comme exemple Lima, au Pérou, on constate que la ville a subi récemment une croissance exponentielle : elle est passée d’environ un demi-million d’habitants dans les années 1940, à 8 à 9 millions en ce début de millénaire. Cette augmentation s’explique non seulement par la démographie galopante, conséquence des progrès médicaux et hygiéniques, mais aussi par l'exode rural, dont est partiellement responsable le Sentier lumineux. Désormais, seuls 12 % de la population sont formés de liméniens de souche.

Hormis quelques années creuses, dont 2009, le Pérou connaît depuis le début des années ‘90 une croissance continue sans précédent, de l’ordre de 6 à 7 %, due en particulier à la hausse de la demande mondiale en minerais. Bien que la pauvreté reste encore le lot d’un tiers de la population, dans ses formes extrêmes, elle est en voie de disparition à Lima, ce qui n’est pas encore le cas en province.

Cette amélioration des conditions de vie et surtout l’espérance de devenir un entrepreneur fortuné attirent les Péruviens: les success stories, plus ou moins arrangées, se multiplient et se racontent à la télévision. Les études sociologiques, en particulier dans le domaine du marketing, destinées à orienter les entreprises et les centres commerciaux, montrent comment la grande majorité des liméniens, toutes classes sociales confondues, se projette vers l’avenir et aspire au changement et à la modernité.

Dans une perspective eurocentrique, les pauvres, par rapport à notre (trop) plein, sont considérés comme des hommes en manque, alors qu’à Lima ils sont perçus comme des « êtres en devenir », se dirigeant potentiellement vers un mieux vivre, une plénitude. Cette transformation des mentalités est en phase avec l’évolution des groupes évangéliques.
Théologie de la prospérité Les néo-pentecôtistes investissent le monde et la politique : selon la théologie de la prospérité, dont l’origine remonte à une lecture de la prédestination calviniste, ils considèrent les bienfaits matériels, la richesse, la santé, comme des signes de la bénédiction divine.

Les pasteurs néo-pentecôtistes appliquent à eux-mêmes cette grille de lecture et considèrent la croissance de leur groupe comme preuve de leur adéquation à la volonté divine. Ils mettent au service de leur idéal, la sociologie et le marketing.

Le pasteur Bardales, inaugurant son Eglise (Iglesia Biblica La Molina) dans un quartier aisé de Lima, demanda en 2004 à un centre de marketing une étude sur les habitants de la zone. Il découvrit ainsi que plus de 70 % d’entre eux étaient des divorcés. Depuis, il ouvre les portes de son Eglise aux divorcés et bénit régulièrement leurs nouvelles unions, car comme « Dieu n’est pas obtus, lui non plus ne l’est pas » (dixit).

Dans les quartiers plus modestes, les groupes néo-pentecôtistes capitalisent sur les rêves des provinciaux de la deuxième et de la troisième générations qui sont actuellement la majorité à Lima. Ceux-ci se sont détachés des pratiques culturelles et cultuelles de leurs parents et grands-parents, dont la grande majorité étaient des paysans indiens analphabètes des Andes.

Leur idéal est de triompher, de devenir des leaders, ce qui signifie concrètement, dans la plupart des cas, fonder un petit atelier familial qui pourrait éventuellement prospérer. Leur adaptation à la modernité et les circonstances économiques favorables leur ouvrent des horizons nouveaux, des possibilités de réussite sociale inimaginable jusqu’alors.
Cellules et mondialisation Depuis une dizaine d’années, le système des cellules s’est imposé dans les groupes évangéliques, une formule dont l’histoire se déroule sur plusieurs continents. Elle a pour origine les petits groupes (small groups), réunions de prière et de partage dans lesquels, aux Etats-Unis, les familles membres des megachurches se retrouvent durant la semaine. Ces groupes sont destinés à donner une dimension familiale aux immenses groupes protestants qui réunissent des milliers de personnes le dimanche, pour de spectaculaires célébrations.

Cette structure a été reprise avec succès en 1960 par le pasteur coréen Paul Yonggi Cho, fondateur de l’Eglise de l’Evangile complet, dans les grandes villes où affluaient des millions de paysans en provenance de la campagne. Sous l’influence du pasteur, de nombreux autres groupes protestants ont adopté le principe des cellules. Cependant, c’est le pasteur colombien Cesar Castellanos qui l’a importé en Amérique latine et qui l’a perfectionné avec encore plus de succès.

M. Castellanos a fondé un groupe à la dimension internationale, le G12, qui a développé la formule, s’inspirant notamment des techniques de vente à domicile très utilisées par les compagnies de cosmétique. Il a ainsi transformé les petites cellules américaines à l’ambiance familiale, en un système gigantesque, hiérarchisé, destiné à assurer la croissance et à encadrer les membres.

Chaque fidèle participe à une cellule d’une douzaine de personnes, qui se divise lorsque le nombre de recrues augmente et qu’un nouveau responsable est formé. Au bout de huit mois, un membre peut devenir leader et gérer sa propre cellule sous la supervision d’un leader de leaders.

Le groupe péruvien affilié au G12, Agua Viva (Eau vive), compte 200 000 membres, dont 100 000 à Lima où elle est installée depuis 1999. Cette structure peut à l'occasion se transformer en machine électorale : la vice-présidente du Parlement élue en juillet 2010 est la congressiste Alda Lazo, pasteure et épouse du pasteur principal de Agua Viva.

La plupart des groupes protestants péruviens, poussés par la concurrence du G12, ont adopté le principe des cellules de manière plus ou moins systématique et hiérarchique. Les Assemblées de Dieu l’ont fait en 2006 ; le changement très critiqué par les dirigeants en place s’est soldé par un remaniement au sommet.

Malgré son accueil des divorcés, le pasteur Bardales, pour stimuler la croissance de son groupe, l’a organisé en cellules en 2008. L’Alliance chrétienne et missionnaire, qui se targue du succès d’un de ses pasteurs, Stephen Harper, actuel Premier ministre du Canada, a renforcé la structure préexistante des petits groupes.

LIRE

  • Sebastien Fath, Dieu XXL, la révolution des megachurches, Autrement, Paris 2008, 192 p.
  • Différents ouvrages de Jean-Pierre Bastian, dont Le protestantisme en Amérique latine, une approche socio-historique, Labor et Fides, Genève 1994, 324 p., et Pluralisation religieuse et logique de marché, Peter Lang, Bern 2007, 216 p.
  • Paola Bolognesi, « Amérique Centrale : évangélique pentecôtistes, un portrait », in DIAL en ligne, n° 3128 et 3132, novembre et décembre 2011, sur www.alterinfos.org .
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*Le texte publié ici a été raccourci par rapport à la version originale, parue dans le dernier numéro de la revue et sur le site de Choisir.