Avis mortuaires dans les journaux : les morts se mettent à parler

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Avis mortuaires dans les journaux : les morts se mettent à parler

10 janvier 2003
Dans les quotidiens suisses romands, les morts parlent quelquefois
Pour annoncer eux-mêmes leur trépas, ultime pied de nez à la mort et confiscation de la parole des vivants. Ces paroles post mortem sont encore rares mais de façon générale, les faire-part mortuaires commencent à dire quelque chose du défunt, à donner sa photo, à révéler la façon dont il a trouvé la mort, à révéler un suicide. Cette tendance reflète une exigence de vérité que les conventions sociales avaient étouffée, un désir de réappropriation des rites mortuaires, mais aussi l’obsession de soi. Analyse d’un phénomène nouveau.Pour annoncer son décès dans un journal lausannois, Madame X, institutrice, a rédigé elle-même son faire-part : « En effet je suis morte d’une vacherie de cancer dû à la cigarette, à la pollution des 40 tonnes qui me sont passés sous le nez du matin jusqu’au soir et au stress d’un excès de conscience professionnelle. » Suit la liste de ses proches dans le deuil, désignés par leur nom, à l’exception de celui qu’elle appelle son « géniteur », et qu’elle situe quelque part dans sa ville « ou ailleurs « ! Elle manie la dérision avec provocation puis termine par ces mots : "Si mon faire-part devait tant soit peu vous choquer, écrivez à saint Pierre, le courrier suivra. A Dieu." Sa prose, qui sent le règlement de compte à plein nez, n’a pas alerté le rédacteur en chef ou le comité d’éthique du journal.

§A l'occasion de ma sépultureAutre avis qui laisse songeur, paru cette fois-ci dans Le Temps : il s’agit du faire-part de décès de Denis Cyrille Baud, architecte, ingénieur, prêtre et peintre qui en a rédigé le texte ainsi: « A l’occasion de ma sépulture, je vous invite à la Basilique Notre-Dame à Genève, le vendredi 6 décembre 2002. L’auteur ajoute : « J’aimerais une rencontre sereine et riche en retrouvailles. Pour me faire plaisir, plutôt que des fleurs, couronnes et louanges, offrez un bouquet de fleurs à celle, celui ou ceux que vous aimez, mon souvenir en restera plus vivace ». La frontière entre les vivants et les morts semble bannie.

§Tyrannie Ce nouveau type de faire-part, qui s’inscrit dans la culture de la prévoyance funéraire actuelle encourageant les gens à régler leurs obsèques jusque dans les moindres détails, inquiète Bernard Crettaz, ancien conservateur au Musée d’ethnographie de Genève et spécialiste des rites funéraires. Il estime que ce nouveau type d’avis, où le défunt décide de tout jusque après sa mort, est une forme de tyrannie de soi, un dernier pied de nez aux vivants. « Je suis mort, mais je vous dis encore ce qu’il faut faire ! »« Penser à ses propres funérailles sous prétexte qu’on ne veut pas causer du souci et des dépenses aux autres à sa mort, reflète cette obsession de soi si présente aujourd’hui dans notre société. »

Edmond Pittet, directeur des Pompes funèbres générales à Lausanne, se demande si les auteurs de ces annonces à la première personne du singulier doutent de l’affection des autres. Il voit toutefois dans cette façon de faire l’occasion pour les gens de dire qui ils sont, ce à quoi ils croient, qu’ils n’ont peut-être jamais osé aborder avec les autres.

§Vivants ligotésNicole Bonnet-Bricod, pasteure à Gryon, et auteur d’un mémoire où elle compare le libellé des faire-part de deuil parus entre 1902 et 1992, dénonce cette façon de régler ses propres funérailles, pratique qui ligote les vivants et les prive de toute parole. En se bricolant des obsèques, on ne tient pas compte des vivants qui sont pris entre leur loyauté envers le défunt et leurs propres besoins. Elle évoque ce cas d’une femme dont le mari avait voulu être incinéré puis enterré dans son jardin. La veuve n’a pas pu faire autrement et a dû s’accommoder de la tombe de son mari qu'elle a sous ses yeux, chaque jour. Nicole Bonnet rappelle que les funérailles doivent servir avant tout aux vivants pour leur permettre d’entamer un deuil, de trouver les gestes, les mots et les rituels qui peuvent les aider. Edmond Pittet renchérit :« Ecrire un faire-part a pour les proches du défunt une valeur thérapeutique. Ca les aide à se rassurer au sujet du départ de l’autre, mais aussi face à leur propre peur de la mort.

§Le suicide n’est plus occultéSi ces morts auto-proclamées sont encore l’exception, les annonces mortuaires ne sont plus aussi muettes qu’autrefois. Les familles disent aujourd’hui la façon dont leur parent ou proche est décédé, ajoutent souvent sa photo pour lui donner un visage qui le rende plus présent. « Pus la société s’atomise, plus on va devoir renforcer l’annonce de la mort, qui ne se fait plus de bouche à oreille par la communauté comme autrefois, » estime Bernard Crettaz. L’avis mortuaire participe au rite en proposant une sorte de transfiguration du défunt. Autrefois, on allait même jusqu’à tirer le portrait du défunt sur son lit de mort pour le distribuer aux proches. Aujourd’hui la photo dans le journal sert de marqueur. »

Les familles hésitent désormais moins à révéler un suicide dans un faire-part. Témoin cet avis relevé dans Le Nouvelliste du 6 janvier 2003 :« En décidant de nous quitter en toute responsabilité, quelques jours après avoir fêté son 26e anniversaire, notre fils et frère bien-aimé nous contraint de respecter sa volonté jusqu’au bout au prix d’un sacrifice qui nous bouleverse et nous plonge dans un profond désarroi ». Sur la même page, un autre faire-part suggère de façon plus voilée le suicide d’un homme dans la trentaine : « Après plusieurs mois de préparation, P… a bouclé sa valise pour un beau voyage ». Bernard Crettaz souligne le souci de vérité des gens qui transparaît dans ces libellés, le refus de la tricherie et de l’hypocrisie des conventions sociales. « On sent un véritable vent de révolte ! » remarque-t-il ragaillardi, les gens n’acceptent plus de considérer un suicide systématiquement comme pathologique. Ils osent dire leur désarroi et le respect profond qu’ils ont a décidé d’adopter face à un acte inouï ».