"L'homme sans gravité", un consommateur sommé de jouir

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"L'homme sans gravité", un consommateur sommé de jouir

6 janvier 2003
Lorsque deux psychanalystes auscultent le désarroi contemporain, cela donne Un Homme sans gravité, dialogue féroce sur un monde déboussolé dans lequel l’homme court après une jouissance de l’objet sans cesse à renouveler
Ou comment, en termes psychiatriques, de névrosés, sommes-nous devenus pervers. « On ne peut pas tout avoir », avertissait la sagesse populaire. C'était hier. Las. Aujourd’hui, pour évoquer l’adage à la mode, on hésiterait entre « tout, tout de suite » ou « vouloir le beurre et l’argent du beurre ». Dans Un homme sans gravité (Denoël), Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, auteur du récent Un monde sans limites, dialogue avec son confrère Charles Melman, éditorialiste de la revue Passages et fondateur de l’association lacanienne internationale.

Les deux auteurs s’interrogent sur les causes de ce qu’ils estiment être une évolution radicale des comportements individuels et de la vie en société : L’homme occidental de ce début de siècle apparaît « sans boussole, sans lest, affranchi du refoulement, moins citoyen que consommateur, un « homme sans gravité », produit d’une société libérale aujourd’hui triomphante, qui semble n’avoir plus le choix : il est en quelque sorte sommé de jouir ».

Que se passe-t-il donc pour qu’ainsi la jouissance l’ait emporté sur le désir, se demandent Jean-Pierre Lebrun et Charles Melman, prenant notamment comme base de réflexion les sujets qui défilent dans leurs cabinets respectifs. Premier constat, la difficulté actuelle de trouver des balises. « Est-ce bien étonnant, souligne Jean-Pierre Lebrun, dans un monde caractérisé par la violence, par une nouvelle attitude devant la mort, les aléas des droits de l’enfant, les addictions de tous ordres, l’inflation de l’image, l’exigence du risque zéro, la banalisation de la violence ou encore l’aliénation du virtuel ? »

§L’économie du passé§

Charles Melman, avec lequel il entre ici en débat, parle pour sa part de « nouvelle économie psychique » pour caractériser cet état « de congruence entre une économie libérale débridée et une subjectivité qui se croit libérée de toute dette envers les générations précédentes ». Le sujet actuel, estime Charles Melman, pense pouvoir faire l’économie de son passé. En termes psychanalytiques, le praticien parle d’une « mutation qui nous fait passer d’une économie (psychique) organisée par le refoulement à une économie organisée par l’exhibition de la jouissance ». Il évoque aussi une « liquidation collective du transfert », en ce sens qu’il n’y a plus ni autorité ni savoir qui fasse référence pour tous. L’heure est donc au franchissement de toutes les limites, à l’image, pour le psychiatre, de la célèbre exposition « Körperwelten » qui présentait une série de corps écorchés grâce à une nouvelle technique de préservation des tissus. « La disparition du sacré que peut revêtir la mort va dans le sens de cette abolition de tout transfert. Une société qui peut prendre plaisir au spectacle d’images du trépas a quelque chose d’inquiétant ».

Notre rapport au monde n’est donc plus marqué par le manque, mais par le surplus de présence. « Au fond ce qui disparaît dans cette nouvelle économie, c’est le lieu de ce qui échappe, le lieu du sacré, du respect ». Plus de sujet divisé qui s’interroge sur sa propre existence et y introduit une dialectique et une réflexion. Absence de projet politique, pensée sur le monde en panne, « la grande philosophie morale d’aujourd’hui est que chaque être humain devrait trouver de quoi le satisfaire pleinement. Et si ce n’est pas le cas, c’est un scandale, un déficit ». La déception devient tromperie, et ’est désormais la réalité elle-même qui paraît virtuelle , dès lors qu’elle est insatisfaisante.

§La perversion de la possession Constat peu réjouissant que celui d’un « sujet flexible » sans ancrage moral ou personnel, menacé par une sorte de « fascisme volontaire, aspiration collective à l’établissement d’une autorité qui soulagerait de l’angoisse, qui viendrait enfin dire à nouveau ce qu’il faut faire ou ne pas faire ». L’inconscient lui-même est mis au rencard dans un monde « où la liberté totale d’expression sur une scène illuminée nous dispense du refoulement, et où la carence d’identification symbolique ne laisse au sujet qu’une lutte incessante pour renouveler des insignes dont la dévaluation est aussi rapide que les évolutions de la mode ».

Autrefois « névrosés », marqués par l’absence de l’autre, nous devenons ainsi « pervers » c’est-à-dire « mettant l’accent uniquement sur la possession de l’objet, refusant de l’abandonner » avec une jouissance comprise comme « la saisie de ce qui normalement échappe ». Une perversion en forme de norme sociale, « à travers la façon de se servir du partenaire comme d’un objet que l’on jette dès que l’on estime insuffisant ». Autre signe patent de ce sujet instable, celui du « bricolage religieux », qui permet à Charles Melman une intéressante remarque sur la différenciation entre sectes et religions. Aux contraire des secondes, basées sur une croyance et un engagement dans un acte de foi, la secte serait fondée sur une conviction, « certitude qui n’a rien à voir avec le pari pascalien, puisque chacun est à l’avance assuré de son gain ».

§Charles Melman (dialogue avec Jean-Pierre Lebrun), L’Homme sans gravité, Denoël