Jacques Chessex et la Bible:"J’ai toujours eu le sentiment de la transcendance"

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Jacques Chessex et la Bible:"J’ai toujours eu le sentiment de la transcendance"

3 mai 2002
A tant citer la Bible dans ses livres, et à y faire écho à sa façon, on s’interroge : Chessex serait-il croyant ? Réponse tout en nuances dans l’essai que lui consacre un voisin et ami, le pasteur Serge Molla qui a confronté les écrits du célèbre Vaudois de Ropraz avec les textes bibliques qui hantent son œuvre, pour les faire dialoguer
Et Interview de Jacques Chessex qui parle de sa vision de Dieu.- Votre œuvre est remplie de références bibliques, est-ce parce que vous cherchez Dieu, ou parce que vous n’arrivez pas à vous en défaire?

Jacques Chessex: Ni l’un ni l’autre. J’ai toujours eu le sentiment de la transcendance et je n’ai pas à chercher Dieu ou à le renier, parce que Dieu est en moi. Je suis un homme de Dieu. A certains moments, j’ai ressenti fortement sa présence. En moi et hors de moi. Enfant déjà, j’avais le sentiment de Dieu. Par contre, je mentirais si je disais que je suis constamment préoccupé de Dieu. Il arrive que je le ressente comme une pure abstraction de l’esprit. J’ai de la peine à me déclarer, au sens propre du terme, chrétien ou pratiquant. Je suis un homme religieux.

- Vous trouvez Dieu à des endroits inattendus, notamment dans le sexe de la femme. Ce n’est pas très catholique…

Le corps est une merveille absolue. Il suffirait de l’étude détaillée d’un corps pour se rendre compte qu’il est l’œuvre d’une perfection, la volonté d’un artiste supérieur. Il a quelque chose de l’image même de la divinité. En homme qui a le sens du mystère – être religieux c’est cela –, en esthète, en homme de chair, je ressens ce mystère de la beauté féminine. Dieu a fait qu’il y ait un homme et qu’il y ait une femme, je ne vois pas pourquoi on serait indifférent à cela, pourquoi on ne serait pas attentif à la merveille de l’autre plus qu’à la sienne. La violence de l’émotion, la stupeur qu’on peut éprouver devant le sexe féminin, c’est là que le mystère surgit. Ceux qui ne ressentent pas ceci sont des ingrats. Ils ne savent pas regarder, ni ressentir ce qui leur est donné.

- Le mélange du religieux et du sexuel ne fait-il pas courir le risque de chercher Dieu dans l’exacerbation du moi, là où le christianisme invite à le trouver dans l’humilité, la pudeur, le respect des autres?

Je n’ai pas dit que j’étais chrétien. L’attitude de Paul, le philosophe chrétien par excellence, me semble incompatible, sur ce point-là, avec mon sentiment du monde. Je peux parfaitement faire s’épouser dans ma nature la consommation du monde et le sentiment de ma précarité, de ma finitude en face de l’infini. Je ne suis pas un jouisseur. J’ai horreur de l’excès. Je déteste la véhémence. Si je suis baroque, c’est à la façon de poètes du XVIe siècle, qui manifestent par la beauté de leur langue une sorte d’analogie avec le monde créé.

- Vous comparez l’écriture d’un poème au chant d’un moine pour s’unir au divin. Vous considérez-vous comme un poète prophétique?

Qui dit prophétique dit annonciation d’une nouvelle, délivrance d’un message. Ce n’est pas mon cas. Je ne me sens pas prophétique, mais relié, inspiré, certainement. Dans l’exemple monastique, je ressens fortement la nécessité du poème, le matin et le soir. J’ai sur ma table un poème écrit à 6h ce matin. Les exercices du matin, ce sont mes matines. Les exercices du soir, ce sont mes vêpres. Je le considère comme une façon de me relier au Tout. Mais je ne prétends pas annoncer une quelconque nouvelle. Me comparer à ces montagnes de foi que sont les prophètes serait ridicule. Je citais l’autre jour Ezéchiel, à propos des cadavres des Palestiniens auxquels mon cœur va. Je suis scandalisé par le sort qu’on leur fait. Si M. Sharon et quelques autres relisaient les prophètes, ils auraient une autre attitude.

- "Je le sais de source sûre: il n’y aura pas de Résurrection", écrivez-vous dans "Jonas". D’où le savez-vous?

Jonas est un personnage de roman, au tournant de mes œuvres de fiction et de mes œuvres d’autofiction. Accablé par le sentiment de la faute qu’il s’impute, il se sent indigne de vivre, même au-delà. "Il n’y a pas de Résurrection. Je le sais", dixit Jonas. C’était la charnière où je décidai qu’il fallait abandonner un certain nom-bre de chaînes qui m’emprisonnaient, pour aller à l’essentiel. La résurrection impossible pour Jonas a laissé la place à quelque chose qui était profondément en moi: sans croire à la résurrection des corps, en aucun paradis, j’ai l’intuition de l’éternité de l’âme et de la communion des saints. A un certain moment, les âmes, dans la lumière, voient Dieu, et sont réunies, d’une façon absolument naturelle. Ma mère, croyante très pudique, avait choisi comme verset: "Père, là où je suis, je veux que ceux que j’ai aimés soient aussi avec moi."

- La mode, chez les écrivains aujourd’hui, est à l’écriture de nouveaux évangiles, selon Judas, selon Pilate… Allez-vous écrire un évangile selon Hérode?

L’évangile d’Hérode… ce serait étrange. Tels qu’ils sont, les Evangiles sont parfaits. Je ne pourrais pas leur ajouter quoi que ce soit. Je ne suis pas un homme du croire, mais plutôt un homme du voir. Et ce qui a été vu a été admirablement vu. Je vous donne un exemple. Quand Jésus réunit, avant sa mort, les disciples dans cette "chambre haute". Il dit à Judas, qui va le trahir: "Maintenant, va faire ce que tu as à faire." Et Jean, l’évangéliste, ajoute: "Il sortit, il faisait nuit." Point. C’est prodigieux. Qu’est-ce qu’on veut me demander de plus? Tout est dit: "Il sortit. Il faisait nuit." Dans la chambre haute, il y avait la lumière. Dieu sait si on devait manger chichement. Mais Judas était bien, là. Parce qu’il y avait la lumière. Et il se retrouve seul dans la nuit. C’est la pire des damnations. Je ne peux pas imaginer une littérature d’une expression plus complète, plus convaincante. Même un athée peut comprendre qu’il y a là la perte de Dieu.